Une entreprise néerlandaise, Rijk Zwaan, ayant observé les qualités de résistance d’une laitue à des pucerons « Navanovia », a déposé un brevet sur cette particularité remarquable de la laitue (brevet EP921/720). À la suite de ce dépôt de brevet, plusieurs entreprises françaises produisant depuis longtemps cette laitue dont elles appréciaient les qualités, notamment la société Gauthier, ont été contraintes de payer des redevances à la société néerlandaise, alors même qu’elles développaient la laitue sur la base de leurs propres sélections végétales… (lire pp. 43-44 le rapport du Haut Conseil sur les Biotechnologies, le HCB, 4 avril 2013, cosigné par MM. Gracien et Kastler, de la Confédération Paysanne).
Droit de propriété sur les espèces animales
L’exemple illustre l’enjeu considérable des droits de propriété sur les espèces animales et végétales, et plus précisément sur la brevetabilité du vivant. À quelles conditions une entreprise peut-elle acquérir un droit de propriété sur un organisme vivant, sur tout ou partie de cet organisme ou sur telle ou telle particularité remarquable de celui-ci ? La réponse française tenait dans le certificat d’obtention végétale (COB), qui permettait à des entreprises agro-alimentaires de réclamer des droits sur des variétés végétales obtenues par leur propre sélection. Ce certificat était critiqué par les associations de protection de la biodiversité comme par les promoteurs de variétés locales rares et les défenseurs de la liberté d’échange et de commerce des semences dites « paysannes ».
Désormais, le débat est tout autre. Suivant une décision de la chambre de recours du 25 mars 2021, faisant suite à une décision initiale de mars 2015 l’Office européen des brevets (OEB) a en effet octroyé plusieurs brevets pour des légumes non modifiés génétiquement, en l’occurrence une tomate et un brocoli, à des multinationales qui demandaient à bénéficier de ce droit de propriété. Le principe du brevet est simple ; dans le cas du « brocoli anticancer », le premier industriel à avoir décrit les particularités du brocoli qui en font un aliment doté de certains composants utiles à la lutte contre le cancer et à en déposer le brevet est désormais fondé à faire payer une redevance à tous ceux qui après lui, exploiteraient cette plante possédant ce caractère breveté.
Breveter le vivant
Les juristes observeront le glissement qu’ont, le premier, effectué les législateurs américains, voici plus de vingt ans, en autorisant le dépôt de brevet non pas sur une invention — la transformation, l’apport d’un élément nouveau, comme le font par exemple les OGM ou la création d’hybrides — mais sur une découverte — la description d’une propriété non encore analysée précédemment. Rien d’étonnant si les sociétés américaines dites « biotech », ou les géants allemands BASF et Bayer, sans oublier les Français Limagrain et quelques autres font fortune ; elles s’approprient sans vergogne et sans limites les propriétés du vivant !
Plus de mille demandes de brevets sur le vivant seraient en attente, dans une Union européenne où ni le Parlement ni la Commission n’admettent les conclusions de l’OEB. Fort heureusement. Car l’enjeu est de permettre à des entreprises privées de faire main basse sur les propriétés du vivant — de traiter la vie comme un capital ; d’accomplir un nouveau bond en avant dans la dépossession des hommes privés des services gratuits de la nature, et contraints de payer pour tout. Le principe fait des ravages en Amérique latine comme en Afrique. Maintes communautés tribales se voient interdire de cultiver, récolter et utiliser leurs plantes de médecine traditionnelle sans payer péage aux nouveaux colons qui les ont repérées, observées, envoyées en laboratoire, en ont isolé le principe actif, et l’ont déposé comme leur propriété !
Fin de la biodiversité et le paiement de la nature
Le premier est une chute vertigineuse de la biodiversité. Une fois qu’un industriel s’est approprié une variété végétale ou animale, la logique des affaires est d’exclure du marché sous des prétextes divers les variétés hors brevet. L’effet d’éviction joue à plein, allant jusqu’à interdire la culture ou la reproduction des espèces, races et variétés hors brevet. Seules, les espèces les plus rentables sont au catalogue, autorisées à se reproduire, développées par l’industrie agro-alimentaire sous sa propriété et son contrôle. L’industrie mondiale des poules d’élevage se concentre sur trois races, là où près de cent existent dans la nature !
Le second est un contrôle sans cesse plus resserré et plus rentable sur les services gratuits de la nature. Déjà, l’obligation de l’inscription au catalogue du ministère de l’Agriculture des variétés pouvant être cultivées et commercialisées constituait une forme de tutelle sur le vivant, et une machine à normaliser, éliminer, réduire. La brevetabilité du vivant marque une nouvelle étape dans la privatisation de la vie et dans un mécanisme d’appropriation qui s’étend du végétal à l’animal et bientôt à l’homme — l’épisode du COVID19 donne un avant-goût de ce qu’un eugénisme sanitaire produira bientôt sur la reproduction humaine — la production d’enfants conformes, plutôt.
Le troisième est économique. Le capitalisme étend ses serres et plus rien ne doit lui échapper — plus rien ne doit échapper au versement de dividendes aux actionnaires. Et le vertige technique s’amplifie, lui qui permet par exemple à la Fondation Bill et Melinda Gates de célébrer la transformation d’un plant de tabac pour capter 30 % de carbone en plus, en cessant de capter l’oxygène, sous le prétexte mécanique d’une meilleure captation du carbone, alors même que la captation de cet oxygène joue un rôle majeur dans la production de molécules qui alimentent des champignons et des microorganismes du sol qui aident le plant de tabac à se renforcer. Suite à cette transformation, et faute d’oxygène, les ravageurs vont simplement accroître leur prédation sur le plant de tabac !
La sortie de la nature comporte ce double mouvement ; artificialisation des écosystèmes et des organismes vivants, d’une part, et de l’autre expulsion des indigènes de leur territoire et des services gratuits de la nature dont ils bénéficiaient jusqu’alors.
Avec la brevetabilité du vivant et l’extension de l’économie de péages et de rentes, c’est bien la grande expulsion qui se poursuit. Selon la doctrine classique, réaffirmée notamment par Jean Tirole, seul le marché peut donner un prix aux fonctions et aux choses, et c’est par le biais du brevet que la recherche peut prospérer. Et si le marché ne fonctionne pas, comme dans le cas des crédits carbone, il suffit d’ajouter du marché au marché !
Étrange théorie des biens communs sans les communautés, les frontières et les séparations qui les protègent des nomades et des pillards étrangers, théorie indifférente, voire opposée aux travaux d’Elinor Ostrom, autre prix Nobel d’économie, théorie contredite par maints auteurs, comme Benjamin Coriat (« Le bien commun, le climat et le marché » Les liens qui libèrent, 2021)), cette approche séduit les industriels, et surtout les financiers ; elle procède à la grande liquidation appelée par le capitalisme financier, qui veut que rien n’ait de valeur qui n’ait un prix (Ludwig von Mises) — intéressante affirmation, au moment où l’affrontement entre la Pologne et l’Union européenne se déroule justement sur le front de « valeurs contre subventions » !
Elle donne raison à Karl Marx et à bien d’autres, prévoyant que le capitalisme parviendrait à nous faire payer chaque bouffée d’air, chaque brin d’herbe, chaque atome de terre ; nous y sommes, car le système financier est totalitaire. Il ne connaît que les prix pour guider les sociétés, entend en finir avec le politique, avec les Nations et avec les libertés que donnaient les gratuités de la nature. Et déjà la taxe carbone est un impôt sur l’air, qui veut remplacer toute politique de réduction des besoins contraints en énergie. Et déjà les collectivités augmentent le prix de l’eau, plus qu’elles ne travaillent à une économie de l’eau. Et déjà le prix de la santé explose (avec le COVID19) suite à l’appauvrissement continu des hôpitaux et à l’étouffement de la médecine libérale par la logique comptable de baisse des dépenses de santé. Et déjà l’explosion des dépenses contraintes dans le budget des ménages est un impôt sur la vie — les brevets sur le vivant marquent une nouvelle étape dans la mise en place de péages pour l’accès aux services gratuits de la nature, avant que toute naissance donne lieu au paiement des redevances aux entreprises qui auront assuré la qualité biologique et psychique de l’enfant à naître !
Fonder un brevet, donc un droit de propriété, sur la seule description de ce qui existe, est un coup d’État juridique. C’est aussi une révolution économique. La France n’y échappera pas. Que le lecteur se rassure ; le Haut Conseil aux Biotechnologies a été supprimé alors que toutes les parties prenantes, experts, fonctionnaires, élus, syndicats, associations, y étaient associés. Rapprocher analyses scientifiques et analyses de praticiens était innovant et a suscité l’intérêt dans d’autres pays de l’Union européenne. Mais il fallait pour le faire vivre un pouvoir politique qui ait envie de structures qui abordent des questions qui dérangent, un gouvernement qui prévienne toute appropriation par tel ou tel acteur, et qui ne soit pas dans la main des intérêts industriels et financiers. La suppression du HCB envoie un message clair ; la nature et l’homme perdent leurs droits quand l’industrie étend les siens.
Hervé Juvin
Le 16 novembre 2021
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