Il y a foule au Kurdistan. Le Pape François, Vladimir Poutine, Emmanuel Macron, et jusque qu’à l’envoyé européen, Josep Borrell, l’un après l’autre visitent la région autonome du Kurdistan irakien, cette région où depuis 1991, le peuple kurde vivant en Irak croit, pour la première fois, toucher à l’indépendance si longtemps rêvée et si durement payée — plusieurs semaines de bombardements au gaz de combat par l’aviation de Saddam Hussein, en 1988, auraient causé plus de trente mille morts. Au moment où la répression du régime tuait entre 200 000 et 300 000 opposants, l’attaque avait justifié l’incrimination de « crime contre l’humanité », puis l’intervention militaire américaine de 1992, validée par l’ONU, qui privait l’Irak de ses moyens d’agression. Et la capitale du Kurdistan Erbil, dominée par la citadelle qui aurait vu passer l’armée d’Alexandre le Grand, voici 2500 ans, a bien retenu la leçon.

L’Occident a massivement épousé la cause kurde ; les sentiments, les émotions, l’y incitent aussi bien que la raison. Car la région autonome du Kurdistan est bien la seule aujourd’hui, dans tout ce Proche-Orient en proie aux conflits religieux, ethniques et politiques entremêlés, à pratiquer la tolérance religieuse, la diversité culturelle, et la coexistence pacifique des communautés. Les exemples abondent, à commencer par ce quartier d’Ankawa célèbre pour sa communauté chrétienne, ses débits d’alcool et ses lieux de vie nocturne, objets de tous les fantasmes, à peu près uniques à plusieurs milliers de kilomètres à la ronde — que ceux qui connaissent des nuits chaudes à Bagdad ou Mossoul démentent ! Yézidis, zoroastriens, mazdéens, chrétiens syriaques, Chaldéens, orthodoxes, catholiques, et aussi quelques Juifs, y vivent dans une paix célébrée aussi bien que fragile. Car le Kurdistan n’invite pas à l’amnésie ; seule, la passion nationale a pu transcender les appartenances religieuses, et la fragilité de la paix actuelle est évidente.

Kurdistan pape
© Vincenzo Pinto/AFP Photo

Avec une croissance de 8 % à 10 ¨sur les dernières années, rien n’est plus tentant que de conclure à l’avenir semé de roses du Kurdistant irakien. Mais rien n’est plus dangereux, ni plus faux ; Addis Abeba aussi se réjouissait d’une croissance chinoise ! Dangereux, pour trois raisons au moins.

Le Kurdistan est en Irak

L’absence remarquable du drapeau irakien ne doit pas le faire oublier ; malgré le courage des peshmergas, malgré les aides sécuritaires multiples, notamment israéliennes, malgré une étroite tenue du territoire, le Kurdistan ne peut envisager son avenir indépendamment de celui de l’Irak et de la région. Ce qui veut dire qu’il n’en a pas fini avec le jeu des puissances qui ont trouvé en Irak comme en Syrie un champ d’affrontement. Isis a été une invention d’opportunité qui peut être réemployée à tout moment. Il faut revenir sur l’avancée extraordinairement rapide des islamistes en 2014, sur leur capacité à vendre le pétrole des puits irakiens à la Turquie au plus fort de la prétendue « guerre contre le terrorisme », sur la complicité américaine, britannique surtout, et, hélas, Française avec les groupes islamistes en Syrie, pour s’en persuader ; la surprise stratégique d’ISIS n’existe pas.

Qui a conduit vers l’Est et le Nord syrien, qui a traversé l’Irak, le sait ; il est impossible de déplacer des véhicules armés, des troupes, encore moins des blindés, sans être vu sur un terrain irakien ou syrien pour l’essentiel nu comme la main et sans relief limitant la reconnaissance aérienne. Ce qui signifie que les intérêts des puissances qui ont autorisé la montée en puissance des islamistes pour les utiliser contre la Syrie et contre l’État irakien et leur ont permis de contrôler un territoire de plusieurs dizaines de milliers de km2, autour de la ville de Mossoul, plus d’un million d’habitants, peuvent toujours jouer de l’islamisme radical si tel est leur intérêt et leur bon plaisir.

Erbil,

La menace de l’état islamique

 La destruction de l’État irakien a permis l’installation de l’État islamique, qui a effectivement assuré aux habitants une sécurité morale, religieuse et financière que la faillite de l’État, de l’armée et des institutions provoquée par l’occupation américaine leur avait retirée. Nous devons regarder la réalité en face ; les Droits de l’Homme, la démocratie et le pluralisme ne sont pas des produits d’exportation. Imposés par la force, ils provoquent une misère identitaire qui appelle la violence.

En Irak, les retards de la reconstruction du pays, la persistance des problèmes sécuritaires, l’absence d’emplois et de perspectives d’avenir pour les jeunes, le sentiment que les puissances étrangères hostiles pillent le pays, volent le pétrole, occupent les terres et renvoient vers l’Irak les réfugiés qu’elles ne tolèrent pas sur leur sol (accusation portée aussi contre le Kurdistan) font que les conditions d’une insurrection islamiste demeurent présentes — voire qu’elles se renforcent. Et ce n’est pas la provocante richesse d’Erbil et de quartiers du Kurdistan qui se prennent pour des petits Dubaï (mais se barricadent contre les cellules dormantes de Daesh) qui vont calmer le ressentiment irakien.

L’incompréhension occidentale

— l’incapacité des puissances occidentales à reconnaître le fait religieux, le fait ethnique, le fait communautaire, comme des réalités indépassables, se paiera. L’aveuglement au jeu des familles dominantes, des clans, des Églises et des tribus, n’en a pas fini d’expliquer des accumulations d’erreurs qui ont coûté cher, la plus grave étant sans doute le licenciement par Paul Bremer, sans conditions, des soldats de l’armée irakienne, qui a jeté dans l’incertitude et le ressentiment des centaines de milliers de militaires qui n’avaient d’autre tort que d’avoir défendu leur pays — et qui auraient continué à le défendre après la chute de Saddam Hussein.

De telles erreurs ont livré le pays à des prédateurs qui mettent le pays en coupe réglée sans rien lui apporter — qui maintiennent le désordre dont ils profitent.

Pascal Maguesyan / MESOPOTAMIA – Avril 2017 : la cathédrale syriaque-catholique Al Tahira de Qaraqosh, incendiée et dévastée par Daech

Dans ces conditions, la seule politique pour l’Europe et pour la France est d’aider à la reconstruction de l’Irak, à son retour à la pleine souveraineté et au plein contrôle de son territoire. Sans illusion quant à la facilité d’un tel retour ni sur les impacts réels des aides apportées. Car les dignitaires religieux comme les entreprises présentes sur le territoire irakien et au Kurdistan le disent ; l’affrontement réel n’est plus entre États unis et terroristes, s’il l’a jamais été, et pas davantage avec la Russie ou la Chine. Le véritable sujet est le retour de l’affrontement millénaire entre l’Empire ottoman et l’Empire perse — pardon ; entre l’Iran et la Turquie. Présence turque massive, ultradominante sur les étals des souks où la Chine occupe bien peu de place, dans les chantiers de BTP, dans la finance et les infrastructures, comme dans les achats de pétrole ; présence chiite manifeste dans les drapeaux noirs accrochés sur des kilomètres au long des routes qui conduisent vers Mossoul ou sortent de Kara Kosh, mais aussi dans l’armement et l’entraînement de diverses milices, mais aussi dans le contrôle des frontières et l’information diffusée à la population, et plus encore dans la distribution d’aides diverses qui ont suppléé la faillite de l’État en terre chiite ; l’Irak est devenu le champ où les deux empires en reconstitution règlent leurs comptes, gonflent leurs muscles et préparent les affrontements à venir.

Ici aussi, la France et l’Europe ont leur partie à jouer. D’abord en apportant d’incontestables savoir-faire à la reconstruction de l’Irak. Les États-Unis ont détruit sans reconstruire, ici comme ailleurs, au point d’y perdre un leadership naguère incontesté — l’hyperpuissance ne sait plus que détruire, et d’abord, se détruire elle-même. Nous ne la regretterons pas. Ensuite, en offrant une alternative dépassionnée au duel Iran-Turquie ; les pays européens n’aspirent pas, eux, à gouverner l’Irak ni à manipuler des minorités pour servir leurs intérêts propres ! Enfin, en renforçant une coopération sécuritaire sur la base d’une lutte contre le terrorisme qui peut fournir un utile terrain de dialogue et d’expériences avec l’État irakien, avec Israël, comme avec la Turquie et la Syrie — ceux qui refusent ailleurs de se parler sans doute doivent se parler au sujet de l’Irak !

Les millions de réfugiés irakiens qui ont fui leur pays pour gagner l’Europe, les milliers de Kurdes qui ont répondu à l’appel de la Biélorussie pour tenter de forcer le passage en Pologne, le mois dernier, interdisent à l’Union européenne de se désintéresser de l’Irak ; d’ailleurs, l’Irak est en Europe ! Il y est par ses réfugiés, il y est par les terroristes qui ont échappé à la chute de l’État islamique, et que des complaisances étranges ont accueillis au Kosovo, en Albanie et dans les Balkans, ou en Turquie, et il y est par le commerce, légal ou illégal qui traverse en permanence ses frontières. L’Europe n’a pas le choix, la France n’a pas le choix. Pour sa sécurité, pour le contrôle des flux de migrants, pour l’éradication du terrorisme, l’Irak appelle l’Europe. Quand comprendra-t-elle que sa sécurité intérieure passe par une politique exigeante à l’égard des aides publiques ou privées, des contrats commerciaux, certes, mais aussi des mouvements de fonds des migrants, des délivrances de visas et de la tenue de ses frontières extérieures ?

Hervé Juvin

Madrid, le 11 décembre 2021

Catégories : Géopolitique

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