Le pont de Sarajevo est une passerelle de bien modeste importance. En janvier dernier, j’ai passé un long moment accoudé au parapet dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine, à l’endroit exact où l’archiduc d’Autriche, François Ferdinand, a été assassiné par un extrémiste nationaliste serbe, l’étudiant Princip.
Une guerre mondiale impossible
C’était le 28 juin 1914. Après le moment d’émotion convenu dans les Cours d’Europe, le sentiment général était que rien de grave ne pouvait se produire. L’été était là, l’un des plus beaux de la décennie. Le Kaiser Frédéric Guillaume s’en alla participer à des régates à Hambourg, la cour d’Autriche prit ses quartiers d’été dans les villes d’eau, et les affaires continuèrent comme si de rien n’était. La récolte serait excellente. D’ailleurs, le président de l’Union internationale des Télécommunications récemment créée l’avait affirmé sans ambages en 1913 ; avec la rapidité moderne des communications entre Nations et continents, la guerre était devenue impossible, tout fauteur de guerre se voyant immédiatement dénoncé, isolé et puni par la réprobation universelle.
A peine plus d’un mois plus tard, le tocsin sonnait la mobilisation générale, et l’Europe était en guerre, une guerre souvent qualifiée de guerre civile européenne aux conséquences incalculables. 10 millions de morts bien sûr. Mais aussi la Révolution russe, le mouvement de décolonisation, l’accession des États-Unis au rang de première puissance mondiale, et, pour le pire, la montée du nazisme, effet direct de l’humiliation de l’Allemagne et du naufrage de la société allemande provoqué par un traité jugé injuste. Humilier un peuple n’est jamais la voie de la paix.
Les historiens ne s’accordent pas sur les raisons de la guerre 14-18. En revanche, ils distinguent assez bien l’engrenage mis en place à partir du pont de Sarajevo. Tout commence avec un ultimatum autrichien inacceptable pour les Serbes, et conçu pour être inacceptable ; à la surprise générale, une Serbie qui ne voulait pas la guerre accepta toutes les propositions de l’ultimatum, sauf une, concernant l’enquête sur l’assassinat, qui revenait à abandonner sa souveraineté sur son territoire. Les conditions semblaient réunies pour l’apaisement, mais l’Autriche choisit de se montrer intraitable sur l’article incriminé et de punir les Serbes, turbulents, et fauteurs de trouble dans l’Empire affaibli.
Un conflit limité semblait possible, mais l’Autriche avait choisi de sous-estimer la force de l’alliance russe avec la Serbie, appuyée sur une religion commune, l’orthodoxie, un alphabet commun, le cyrillique, et une histoire solidaire, celle de la libération des Serbes du joug ottoman par la Russie des tsars (après les insurrections de 1804). Une guerre entre l’Autriche et la Serbie aurait pu connaître une issue rapide, mais c’était oublié le rôle des alliances, Allemagne et Autriche Hongrie d’un côté, Grande-Bretagne, France et Russie de l’autre.
Des négociations semblaient possibles, avec le temps, mais précisément les dispositifs de mobilisation générale des armées étaient considérablement accélérés par le chemin de fer. Capable de transporter des milliers d’hommes et leur armement sur des centaines de kilomètres, à une vitesse moyenne de 40 ou 50 km/h infiniment supérieure à celle des fantassins ou des cavaliers, le chemin de fer faisait de la mobilisation un acte de guerre, la concentration de milliers d’hommes aux frontières créant par elle-même ce brouillard de la guerre qui tend à effacer toute autre considération. Des négociations semblaient possibles, mais l’intransigeance autrichienne et la passion serbe s’articulaient trop bien avec les intérêts du haut commandement allemand, qui avait préparé depuis longtemps son plan d’invasion de la France, mais redoutait l’alliance de revers France-Russie, et avec l’obsession française pour la reconquête de l’Alsace et la Lorraine pour légitimer de part et d’autre des proclamations incendiaires et rendre inévitable la montée aux extrêmes.
L’inertie du mouvement engagé emporta tout. Alors qu’aucun dirigeant impliqué ne souhaitait la guerre, alors qu’aucun ne pouvait concevoir ce que serait la guerre des tranchées, la guerre dans laquelle la jeunesse d’Europe allait sombrer, la guerre qui allait condamner l’Europe à subir la loi des empires américains et soviétiques, d’abord, puis à devenir la colonie de ses colonies, la Première Guerre mondiale s’est engagée comme par mégarde. La dynamique de la guerre déjoua toutes prétentions à la culture, à l’intelligence, à la diplomatie, dans des sociétés qui se croyaient non sans raison les plus brillantes, les plus ouvertes et les plus tolérantes du monde. Prise au piège de la rhétorique autrichienne, inconsciente du mouvement autonome des armées en mouvement, incapable d’assurer la prééminence des autorités civiles sur les militaires, comme le colonel de Gaulle l’analysa si bien dans « Au fil de l’épée », ce qui prétendait s’appeler la civilisation européenne s’avéra totalement paralysé devant la logique de l’appel aux armes.
Une situation différente, mais…
Bien sûr, la situation qui suit l’invasion de l’Ukraine n’a rien à voir avec l’assassinat de l’archiduc d’Autriche. Bien sûr, nous n’en sommes plus à la mobilisation des trains, des ballons captifs et des forteresses. Bien sûr aussi, nous sommes mieux renseignés, plus conscients, et pour tout dire, plus civilisés. Nous démontrons chaque jour notre supériorité morale en interdisant aux chats russes de participer à des concours de chats, aux orchestres de jouer Tchaïkovsky, aux universités d’enseigner Dostoievsky ou Tolstoï. Nous sommes chaque jour plus Européens en tournant le dos à ce qui fut l’une des plus hautes expressions de la culture européenne, de la musique européenne, de la littérature européenne. Et nous affirmons notre attachement aux droits de l’homme et de l’individu en faisant de tout citoyen russe un suspect, et de tout ce qui ressemble à l’alphabet cyrillique et à la religion orthodoxe, nos ennemis jurés. Que reste-t-il de la liberté des Lumières et du règne de la Raison dans cette Europe-là ? Et que faut-il de mieux pour consolider le régime de Moscou ?
Le plus préoccupant est ailleurs. Il est dans notre incompréhension des buts de guerre russe, qui ne s’arrêtent pas à sécuriser le Donbass — jusqu’où iront-ils ? Il est dans les livraisons d’armes, qui font des pays d’origine des cobelligérants de fait et légitime aux yeux de l’envahisseur russe la destruction des convois qui les acheminent. Il est dans la perte avérée d’armes dangereuses pour l’aviation civile, probablement vendues à quelles mafias ou quels groupes terroristes par les trafiquants ukrainiens ?
Il est dans les avions d’armes ukrainiens réfugiés dans les aéroports de pays européens limitrophes, que peut à tout moment décider de bombarder Moscou. Il est dans le départ de mercenaires de tout acabit vers les groupes extérieurs à l’armée régulière qui attaquent les populations russophones, et ajoutent de l’horreur à la guerre. Il est dans les prêts de systèmes, d’avions et de moyens électroniques qui équivalent à des déclarations de guerre.
La destruction d’un convoi à l’intérieur d’un pays membre de l’OTAN, la destruction d’un aéroport d’un pays membre de l’OTAN, la mort de « conseillers militaires » et autres « experts » européens aventurés en Ukraine sont des possibilités chaque jour plus actuelles. L’agression russe s’arrêtera-t-elle à une Ukraine entrée en résistance, avec le concours actif de pays voisins ? Les circonstances d’une extension du conflit sont là, elles sont avouées, elles appellent une solution diplomatique la plus rapide possible. Sinon, elles peuvent conduire à une guerre en Europe, dont nul ne voit comment elle s’arrêterait à l’Europe.
Du fait du piétinement des armées russes comme d’une résistance ukrainienne inattendue, la Russie n’a pas remporté rapidement les succès escomptés, les buts de guerre sont encore loin, Moscou a limogé plusieurs généraux et dirigeants du FSB, et l’écrasante machine de propagande aidant, la guerre des images et de l’émotion est gagnée par l’Ukraine. Ce qui signifie que la montée aux extrêmes se poursuit. Comme toujours, le tumulte des armes réveille le pire chez ceux qui sont prêts à ses battre jusqu’au dernier Ukrainien, le pire — et d’abord, la bêtise.
Comme toujours, le brouillard de la guerre cache les réalités. Car une chose est certaine ; la prétention morale de l’Occident s’abîme dans les invocations à un ordre international qui n’a jamais existé et à une loi internationale qui, de l’Irak à la Libye et au Kosovo, a été grossièrement bafouée par ceux qui s’en prévalent désormais, les usuriers qui de toute guerre savent faire leur profit. De quel prix ont-ils payé leurs fautes, comme l’invention d’armes de destruction massive en Irak, comme les embargos qui ont conforté les pires régimes, et provoqué des crises humanitaires terribles ?
Que reste-t-il des prétentions européennes à la justice, à la vérité, à la raison ? L’Europe ne mourra pas de l’agression russe, ou de la sujétion américaine, ni même de la guerre qui rôde, elle meurt de ne pas être demeurée elle-même, de n’avoir pas compris que ce qui lui vient de l’extérieur ne lui fait pas de bien, que ceux qui lui viennent de l’extérieur ne lui veulent pas de bien. Le temps est venu de ne compter que sur ses propres forces, de commencer le long travail sur soi et pour soi qui s’appelle renaître, le temps est venu de comprendre que, si les civilisations sont mortelles, la civilisation européenne est morte à Sarajevo, et enterrée à Bruxelles. Saura-t-elle se réveiller à Kiev ?
Hervé Juvin
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