Dans la région des Pays de la Loire, beaucoup d’émotion et de passion ont suivi les actions de dégradation de deux « bassines », ces retenues artificielles d’eau creusées par les agriculteurs afin de stocker l’eau et de pouvoir continuer à irriguer leurs cultures en période de sécheresse. Les images de bras de la Loire ou du Rhin à sec et le contexte de canicule ont joué un rôle d’amplificateur ; inquiétude pour l’alimentation d’un côté, permettant aux agriculteurs de se poser en acteurs responsables de l’alimentation de la population française et européenne ; exigence d’une nouvelle économie de l’eau de l’autre, suscitant la défiance d’une partie de la population envers toutes les formes d’appropriation privée d’un bien vital, compté et désormais, rare. L’interdiction d’arroser les jardins et de remplir les piscines, assorties de la permission d’arroser les terrains de golf, n’a rien arrangé…
L’indignation des agriculteurs, vite secondée par la cellule « Déméter » dont il faudra bien un jour interroger la complicité avec les lobbys agricoles, est compréhensible, mais demande à être précisée dans ses éléments objectifs.
Qui consomme l’eau ? L’agriculture. De même que le corps humain est d’abord composé d’eau, de même les aliments contiennent de l’eau. Beaucoup d’eau ; il faut de l’ordre de 300 litres d’eau pour faire un kg de viande de bœuf. Beaucoup d’eau ; l’agriculture consomme près de la moitié de l’eau employée en France. L’industrie, 40 %. Quant aux usages domestiques, familiaux et individuels, ils ne représentent guère que 10 % du total. Autant le dire ; ce n’est pas en interdisant de remplir sa baignoire ou de passer une minute de plus sous la douche que la question de l’eau sera réglée, pas davantage celle du dérèglement climatique.
Produire de la mauvaise conscience en ce domaine relève de la malfaisance politique. Car elle disculpe les vrais responsables ; un système économique qui force à l’artificialisation, qui ne conçoit la nature que comme ressources à disposition, et qui n’accepte aucune limite à la mobilisation de ces ressources par l’entreprise privée. Et il faut regarder la réalité en face ; l’agriculture, en particulier l’élevage, ne pourra continuer indéfiniment à augmenter sa pression sur une ressource en eau au détriment des autres usages.
Que sont les bassines ? Des réserves d’eau alimentées par le pompage dans les nappes phréatiques, augmentées par les eaux de pluie, soumises à l’évaporation, et utilisées par les agriculteurs lors des périodes de sécheresse pour assurer leur production. Légalement installées ou non, les bassines sont donc une forme d’appropriation privée d’un bien commun, en l’occurrence la ressource en eau, et une forme d’assurance privée contre l’aléa climatique. Alors que des propriétaires privés voient débarquer chez eux des gardes armés au moindre soupçon de retenue d’eau ou d’aménagement d’un étang ou d’une mare, alors que des barrages ou retenues d’eau séculaires, certaines faisant partie du patrimoine historique, ont dû être démantelées, les agriculteurs ont bénéficié d’une large bienveillance des pouvoirs publics, sans doute effrayés par quelques incidents violents survenus à l’occasion d’opérations de contrôle. Impunité de certaines actions écologistes, sans doute.
Mais impunité systémique des atteintes à la vie des sols, à la biodiversité et à la ressource en eau de l’agriculture industrielle, tout aussi bien. et s’il est un danger que toute politique locale doit prévenir, c’est la montée de ce sentiment ; de même qu’avec les éoliennes, c’est l’illégalité qui s’installe, de même, avec l’agriculture industrielle, les méthaniseurs et la concentration des terres, l’illégalité devient systémique.
A quoi servent les bassines ? Pas à donner à boire aux bovins ou à arroser les jardins, mais pour l’essentiel à poursuivre jusqu’au bout une production de maïs hyperconsommatrice d’eau, et dont il faut rappeler que son véritable objet est de rendre l’alimentation animale dépendante du soja américain. Alors que l’herbe ou les légumineuses apportent au bétail qui les consomment et les protéines et les glucides nécessaires à leur alimentation, le maïs fournit seulement les glucides, le soja importé apportant le complément de protéines indispensable — et voilà comment la colonisation américaine de l’Europe s’est établie, au débouché immédiat de la Seconde Guerre Mondiale ! A maintes reprises, et notamment lors du Grenelle de l’environnement, des plans ambitieux d’extension des cultures de légumineuses qui auraient limité les dépendances étrangères des élevages français et aussi la consommation d’eau, ont été conçus et proposés, sans jamais être appliqués. Pour quelles raisons ?
Comment préparer l’agriculture française et européenne aux défis qui l’attendent, et qui sont et seront de plus en plus issus des contraintes environnementales — des choix de survie de populations européennes qui vont très vite prendre conscience de l’urgence, et exiger de leurs gouvernements des décisions drastiques ? C’est la responsabilité des élus, locaux, régionaux, nationaux, européens. Rappelons toujours la férocité des populations bourgeoises européennes chaque fois que leur sécurité et leur confort de vie sont mis en danger. Les pires ennemis des agriculteurs sont ceux qui leur affirment que tout peut continuer comme avant. La colère des éleveurs néerlandais, mis brutalement devant l’obligation de réduire leur cheptel, a d’abord pour explication le déficit de dialogue entre experts de l’environnement, agences spécialisées, et organisations agricoles. Les meilleurs alliés des agriculteurs ne sont pas les industriels, ce sont ceux qui s’engagent sur des démarches scientifiquement éprouvées pour diminuer leurs besoins en eau, appliquer le localisme alimentaire, et restaurer la solidarité entre les agriculteurs et leurs voisins.
Commerce international ; modes de production, en particulier alimentaire ; mode de construction et industrie du bâtiment ; artificialisation croissante des modes de vie et séparation aggravée des conditions naturelles du climat, du relief et de la biodiversité. Les vraies menaces qui pèsent sur nos modes de vie ne viennent pas d’une quelconque fatalité, mais de l’impuissance des gouvernants, d’o qu’ils viennent, à ébranler un modèle économique depuis longtemps invalide, mais dont les bénéficiaires se sont assurés une mainmise à peu près totale sur les médias, les réseaux d’information et les élus.
Modes de construction et industrie du bâtiment. Une traversée de La Défense, de Rotterdam ou Dusseldorf suffit à illustrer l’indifférence totale de l’industrie du bâtiment aux urgences environnementales. Partout continuent à s’élever ces aberrations que sont les immeubles construits d’immenses verrières et de métal, beaucoup avec des vitres qui ne s’ouvrent pas pour laisser circuler l’air, beaucoup avec une obligation de fait de climatisation permanente, les surfaces vitrées exposées au soleil générant une surchauffe insupportable aux occupants. En clair ; les modèles d’architecture et de construction dits « modernes » condamnent à une surconsommation d’énergie que la production de verres dits « intelligents » qui réfléchissent la chaleur ne résout pas — y compris parce qu’à l’instar de la climatisation, ils réchauffent l’air extérieur, ajoutant au problème qu’ils sont supposés combattre ! Mais quel « plan logement » inclura un changement des modes de construction, la fin de la standardisation et de l’industrialisation des matériaux, le respect des traditions et de l’artisanat, et des modes de faire et de construire locaux ?
Modes de production et de consommation, en particulier alimentaires. Quatre sociétés privées contrôlent plus de 80 % du commerce mondial des céréales. L’appropriation du vivant bat son plein, au profit d’oligopoles hors-la-loi, comme les géants allemands Bayer, propriétaire de Monsanto, et BASF, grâce aux dérives des règles de propriété intellectuelle. Et les entreprises industrielles privées resserrent leur contrôle sur les ressources naturelles et sur la vie, comme le vivent les agriculteurs privés d’accès à l’eau par les concessions faites aux producteurs d’eau « minérale ». Le plus grave est sans doute la mort de ces écosystèmes à part entière que sont les terres arables, que bactéries, microorganismes, insectes et vers de terre gardent en vie, font respirer et se nourrir, et que les abus de la chimie agricole stérilisent sans retour à moyen terme (plusieurs dizaines d’années). La grande manipulation qui consiste à tout légitimer par le besoin de « nourrir la planète » ne tient pas face au constat désolant ; près de la moitié de la nourriture produite dans le monde est jetée, non consommée et détruite !
Mode de commercialisation enfin. Qui a traversé l’Europe au cours de l’été n’a pu échapper aux interminables files de poids lourds saturant les autoroutes et dégradant les voies secondaires ! Une Allemagne qui a négligé d’investir dans ses infrastructures depuis les années 1990 n’est pas indemne de critiques ; mais c’est le système du commerce qui est en question, pas telle ou telle défaillance à le faciliter. S’il est une démarche économe en eau, c’est d’abord celle qui conduit à consommer les fruits de saison, les produits régionaux, et à recourir aux producteurs locaux. Car le paradoxe le plus violent de la mondialisation est que l’Europe importe de l’eau des pays qui en manquent le plus — tomates espagnoles ou marocaines, fleurs du Kenya, etc. La menace qui pèse sur les chaînes alimentaires mondiales condamne d’abord la globalisation, ensuite l’artificialisation au service des entreprises privées. Elle engage tous les responsables à tenir à l’agriculture un langage de vérité et d’exigence, sans lequel le secteur pourrait bientôt être confronté à une crise de même ampleur et de même nature que la grande crise financière de 2008. Car la nature, pas plus que la banque, ne peut faire indéfiniment crédit sur des ressources qu’elle n’a plus.
Hervé Juvin
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