Le Digital Services Act a été l’objet d’une féroce bataille à Bruxelles. Bien peu en est apparu en dehors des cercles de lobbyistes et d’initiés, mais l’immense pouvoir des GAFAM s’est mobilisé contre le projet européen. Malgré l’énergie des commissaires Margrethe Vestager et Thierry Breton, malgré les rodomontades de ministres comme Bruno Lemaire, sapées en coulisses par les habituelles manœuvres hollandaises, irlandaises, luxembourgeoises ou polonaises, le résultat a été obtenu ; considéré comme « unamérican », « american unfriendly », voire hostile aux intérêts vitaux des États-Unis, le projet a été renvoyé aux calendes grecques.
Tant pis pour ses initiateurs, tant pis aussi pour les déclarations ronflantes et creuses sur l’autonomie stratégique européenne, tant mieux pour Google, Amazon, Microsoft, et quelques autres, et tant pis pour les citoyens des Nations européennes qui croyaient naïvement que le grand marché intérieur les protégeait des dépendances extérieures !
Car le numérique est bien, avec les migrations de masse et l’artificialisation de la vie, le moyen le plus puissant d’en finir avec les Nations, les identités collectives et les libertés qui leur sont liées. Car le numérique est et sera bien l’un des sujets essentiels de combat de l’Union pour les Nations européennes, un combat qui est loin de se limiter au « privacy shield » ou encore au « Digital services Act » qui en sont l’expression la plus connue, et la plus discutée.
Quatre éléments majeurs inspirent l’approche européenne, et doivent être confrontés ou partagés avec nos interlocuteurs américains, comme ils doivent l’être avec les intervenants chinois, souvent oubliés, mais dont nul ne peut oublier qu’ils représentent des parts de marché et des puissances potentiellement supérieures à celles des opérateurs américains. Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, avec bien d’autres sont là, leur avancée a été plus discrète que celle de leurs concurrents américains, ils représentent pourtant des défis au moins équivalents.
Un nouveau monopole
Le caractère monopolistique de l’économie digitale change fondamentalement la nature des économies qui en dépendent. Les modèles d’affaires des entreprises numériques sortent de tout ce que l’économie de marché représente. Il est curieux, pour ne pas dire comique, d’entendre le 2 novembre dernier à Washington, des collaborateurs de l’inspirante Mme C. Chai, en charge des négociations avec la Chine, vanter l’adhésion à l’économie de marché qui est supposée réunir l’Union européenne et les États-Unis, alors qu’une partie majeure de l’économie américaine dépend désormais de monopoles ou d’oligopoles qui n’ont plus rien à voir avec la concurrence, l’accès ouvert au marché et la transparence de la formation des prix.
Le pouvoir de marché d’Amazon relève-t-il encore de la concurrence, de la compétition, et d’une économie de marché ? La place de marché que Google a créée laisse-t-elle une place à des concurrents, et relève-t-elle encore du marché ? Et le pouvoir de Twitter ou de Facebook est-il limité par le souci de la concurrence et la pression de nouveaux entrants ? Ces entreprises ont inventé des marchés où elles font leurs lois, elles créent des addictions et elles capturent leurs clients.
Chacun sait, ou devrait savoir que le Président Trump après avoir prononcé des discours dénonciateurs et fait quelques pas dans la remise en cause des monopoles du Net, a vite fait marche arrière ; les grands du Net, comme les jeunes entreprises américaines du secteur, représentent des intérêts trop puissants pour l’économie et le pouvoir américains, pour pouvoir être aisément remis en cause. Pourtant, la question est posée aux démocrates. Et il est grand temps de sortir de la doctrine Bork, du nom de ce juge, un temps candidat à la Cour suprême, une doctrine qui a en fait protégé les monopoles au nom du bénéfice pour le consommateur — tant que les prix sont bas, ou gratuits, il n’y a rien à voir (lire à ce sujet « American Affairs, John Ereht, « The Bork paradox », fall 2021) ! Justement, il y a à voir. Et ce serait tout l’apport du Parlement européen que de traiter tous les sujets posés par les monopoles, y compris et surtout politiques. La censure privée exercée par les géants du Net n’est pas un moindre problème.
Les nouveaux maîtres
La fabrique de la vérité, et l’appropriation du Bien. Nous vivons une colonisation mentale sans commune mesure avec celle qu’a réalisée Hollywood en son temps. Devenus de très loin la première source d’information de ceux qui les fréquentent, les maîtres du numérique ont la capacité inouïe de décider de la vérité en fonction de leur intérêt. Et cet intérêt n’est pas celui de sociétés unies, fortes d’une identité collective, et encore moins d’individus capables de jugement, de détachement et de lucidité. La fabrique de l’idiot numérique est l’industrie la plus profitable du moment — celle de l’homme hors sol, qui tient sa tablette ou son smartphone rivés à sa main comme une ligne de survie, et décide du vrai et du faux selon le nombre de like, de retweet ou d’amis.
La plus profitable, parce qu’elle donne le vrai pouvoir du moment, celui de décider de la vie sociale, de la réputation et des capacités d’accès de chacun au monde merveilleux du réel numérique — le réel sans la réalité. Pouvoir sans contrôle, sans limites, et sans démocratie. Pouvoir exorbitant, parce qu’il contraint la liberté d’expression comme jamais les censures religieuses ou d’État n’ont pu le faire, en dehors ou contre les lois, les mœurs et le bon sens.
Il faut regarder la réalité en face ; si Twitter ou Facebook peuvent censurer un Président en exercice, en l’occurrence Donal Trump, c’est qu’ils ont pris le pouvoir sur des États-Unis en perdition, et les postures vertueuses prétendant à la défense de la démocratie contre le Président Trump cachent en réalité un coup d’État réussi ; il est du moins réjouissant que même des élus démocrates semblent s’en être rendu compte (entretien au Sénat du 3 novembre dernier), et être décidés à agir !
Si une condition de la concurrence juste et non faussée est bien l’information ouverte et libre du consommateur, les manipulations de l’information réalisées par les réseaux est une atteinte directe à l’intégrité du marché. Et s’il est confirmé que les maîtres des réseaux sociaux peuvent prononcer la mort sociale de quiconque, sur des critères et selon des algorithmes tout sauf transparents, tout sauf conformes aux lois en vigueur au sujet de la liberté d’expression, d’opinion et de débat, ils portent gravement atteinte aux libertés individuelles et à la sécurité des personnes, ils doivent donc être condamnés chaque fois que leur censure outrepasse les décisions de la loi.
Une sollicitation permanente
L’occupation mentale par la sollicitation permanente des écrans n’est pas un moindre sujet. Un patron de chaînes de télévision française avait acquis une passagère notoriété en employant la formule « remplir le temps de cerveau disponible ». La formule avait marqué ; elle était juste. Une étude infographique publiée par Domo (voir Tyler Durden, Zerohedge, 13 nov. 2021) en donne de saisissants éléments ; chaque minute, Facebook reçoit 44 millions de vues, Tiktok 167 millions de vidéos, YouTube diffuse 700 000 vidéos, 6 millions de consommateurs achètent en ligne !
L’addiction aux écrans est en passe de devenir un problème aussi important que l’obésité en matière de santé publique. Elle est provoquée, elle est calculée, elle doit tomber sous le coup de la loi. Les projets de limitation ou d’interdiction d’exposition aux écrans pour les enfants en dessous de 5 ou 8 ans expriment une préoccupation croissante et légitime, que vient multiplier la perspective d’opérations de type militaire visant à formater les opinions publiques en agissant par l’émotion, la sensibilité et la vulnérabilité des individus à des thèmes choisis pour leur capacité de mobilisation. Ici encore, le pouvoir exorbitant des entreprises numériques américaines ou chinoises constitue une menace pour nos démocraties, et pour l’équilibre mental de populations exposées et fragiles. Et la loi doit les protéger de ces nouveaux maîtres des rêves et des désirs qui ne leur veulent pas de bien.
Le pouvoir politique
Le pouvoir politique. Le Parlement européen a voté jeudi 11 novembre une résolution interdisant les dons des personnes morales à des partis politiques, un vote dont le député Gilles Lebreton était référent. Nous avons depuis longtemps dépassé le stade où le pouvoir de l’argent est équilibré par celui du suffrage universel — en fait, au nom du 1er amendement de la Constitution américaine, l’argent vote. Les personnes morales peuvent faire des dons sans limites aux partis politiques et financer des campagnes électorales qui tournent à l’achat de votes — chaque candidat achetant le support de tel ou tel secteur économique de telle ou telle grande entreprise, par ses engagements de défendre les intérêts correspondants.
Les revenus des monopoles du Net donnent le vertige ; la même infographie publiée par Domo indique que, chaque minute, le revenu d’Amazon est de l’ordre de 955 000 dollars, celui d’Apple de 850 000 dollars, de Google de 433 000 dollars, etc. — quoi d’étonnent si la capitalisation boursière des quatre premiers géants américains côtoie ou dépasse les 2000 milliards de dollars (Google et Microsoft atteignant les 2400 milliards !). Il ne s’agit plus d’argent, ni d’inégalités, mais de pouvoir.
Et ce qui est un problème de démocratie est aussi un problème de sécurité nationale — ou peut le devenir à tout moment. Séparer le pouvoir politique du pouvoir de l’argent, rendre les élus indépendants des financements des personnes morales, plus encore combattre la captation réglementaire qui fait des ravages à Bruxelles — combien de directives sont rédigées directement par les multinationales qu’elles concernent, leurs organisations professionnelles, ou les ONG et Fondations qu’elles financent dans ce but ? Le rapport de Thibaut Kerlizlin que la Fondation Identité et Démocratie consacre à ce sujet éclaire des pratiques inacceptables ; ceux qui dénoncent la grenouille de l’intrusion russe voient-ils le bœuf des manipulations américaines ?
Ajoutons un sujet qui dépasse largement l’industrie numérique, mais la concerne au plus haut point. Au moment où la future organisation mondiale du commerce qui remplacera le WTO devrait réduire la recherche du prix le plus bas à une composante parmi d’autres du commerce, sous conditions environnementales, sociales, sanitaires, politiques, ce qui revient à demander aux entreprises de payer leurs externalités, les géants du numérique doivent aux aussi être mis en demeure de payer pour leurs externalités — pour les millions d’emplois détruits, certes, mais plus encore pour la destruction de la vie sociale, de la proximité et des rapports humains à laquelle ils procèdent.
Netflix comme Amazon, Google comme Facebook ou Twitter, sans rien dire d’Airbnb et de Uber utilisent les infrastructures existantes — routes, aéroports, sécurité publique, société constituée, histoire et culture — sans en payer le prix. Pire, certains contribuent à les détruire en les pillant ; nous n’en sommes qu’au début de la réaction contre Airbnb, le tourisme de masse, ou l’exploitation des données personnelles. Et l’avenir est, au-delà de la prise en compte des impacts environnementaux des activités des entreprises, de la prise en compte de leurs impacts sociétaux et nationaux — immense chantier à venir ! Tôt ou tard, ceux qui détruisent les frontières, les communautés humaines, les indépendants et les PME, les familles et les institutions, en paieront le prix.
Take back control ! Les mots n’ont pas fini de résonner dans des consciences en voie d’anesthésie par le numérique, le temps d’écran consommé et la fascination digitale. Et s’il est un combat qui puisse donner une légitimité à une Union en mal de raisons d’être et de vision du futur, c’est bien la capacité de son marché et de ses cultures à imposer ces conditions des libertés que sont la loi, la frontière et le réel.
Hervé Juvin
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