Après avoir dit tant de mal des États-Unis d’Amérique du Nord, est-il permis d’en dire du bien ? Autant il faut encore et toujours dénoncer la logique d’affrontement imposée à l’OTAN, une logique d’encerclement qui a conduit la Russie à envahir l’Ukraine, autant il faut distinguer la grande Nation américaine de la ploutocratie qui la conduit au naufrage. Autant il convient de dénoncer une logique d’intervention universelle insoucieuse de ses conséquences, comme il faut dénoncer l’alignement aveugle d’une Union européenne qui semble ne pas voir qu’elle est et sera la grande perdante d’une guerre qui n’est pas la sienne, et qui accélère un déclassement vertigineux, autant il faut saluer deux décisions récentes de la Cour Suprême des États-Unis. Elles ont suscité une condamnation à peu près unanime de ce côté-ci de l’Atlantique. L’ignorance aussi bien que la mauvaise foi se conjuguent à cet effet. Car la réalité des attendus de ces décisions, comme leur portée politique, ouvre des voies sur lesquelles tôt ou tard l’Union devra s’engager, si du moins elle ne préfère pas disparaître plutôt que changer.
Les deux arrêts concernent des sujets passionnels : les libertés individuelles, la transition écologique. Le premier suspend l’arrêt historique « Roe V. Wade » qui passe pour avoir établi le droit à l’avortement des femmes, partout sur le territoire américain. Le second impose des conditions à ce jour non remplies aux décisions de l’agence de protection de l’environnement (EPA) concernant l’exploitation du charbon à fins de production d’énergie, et donc frappe ses décisions d’illégalité. Voilà qui a suffi à déclencher les passions ; les juges remettent en cause le droit des femmes à l’avortement ! les juges paralysent la lutte contre le changement climatique ! Trump est de retour ! Les États-Unis font un grand bond en arrière dont la sagesse européenne doit nous protéger !
Maints experts et plusieurs autorités judiciaires, comme l’avocat à la Cour de cassation et au Conseil Constitutionnel Henri Briard, ont rétabli la réalité. Sans être entendus ! Dans un cas, les juges ont seulement exigé que les décisions de l’Agence pour la Protection de l’Environnement (EPA) soient mieux fondées, et soient validées par un vote au Congrès. Dans l’autre, les juges ont renvoyé aux États le choix des conditions auxquelles une femme peut exercer le droit d’avorter, considérant qu’il n’était pas de la compétence de l’État fédéral d’en décider pour elles partout dans l’Union. Ni démantèlement du droit de l’environnement et de l’action pour la transition écologique ni suppression du droit des femmes à l’avortement.
Il s’agit de tout autre chose ; de corriger les modalités d’accès et de décision. De rétablir les conditions d’exercice de la démocratie dans un État fédéral où, ne l’oublions pas, chaque état fédéré jouit des plus larges compétences, où surtout, à la différence notable de l’Union européenne (au nom du « toujours plus d’Europe ») l’etat fédéral n’a que les compétences qui lui sont expressément confiées et sur lesquelles veillent précisément les sages de la Cour Suprême, dont il faut rappeler qu’ils sont nommés à vie et ont fait à maintes reprises la preuve de leur indépendance, y compris à l’égard du pouvoir politique qui les a nommés. Certains ont même rêvé d’instituer une instance supérieure de l’environnement sur le même modèle pour prévenir les conflits d’intérêts qui ont si souvent entaché les politiques en la matière…
Les réactions françaises aux décisions de la Cour suprême, comme celles de la plupart des pays européens, disent bien peu de choses sur la nature des décisions de la Cour suprême, ignorantes qu’elles sont et qu’elles veulent être du contexte constitutionnel et politique américain. En revanche, elles en disent long sur l’orientation de l’information, de l’analyse et de la pensée politique au sein de l’Union européenne.
D’abord, par la capacité renouvelée de créer de faux débats et d’importer en Europe des débats qui ne sont pas européens. Comme ce fut le cas lors de la mort du délinquant Georges Floyd, qui a permis de mettre en cause une violence policière inexistante ou marginale de ce côté de l’Atlantique, comme c’est le cas lors de la dénonciation d’un racisme institutionnel, bien présent aux États-Unis, à peu près inexistant en Europe où la question est plutôt celle du terrorisme des minorités contre la majorité, comme c’est le cas avec un moralisme étouffant, totalement étranger aux traditions européennes libérales, voire libertines, mais qui s’instaure subrepticement sous couleur de féminisme et de défense des minorités, l’Union excelle à importer des États-Unis des problèmes qui n’existent pas, et à les transformer en objet politique.
Aucun parti de gouvernement, du Rassemblement National au Parti socialiste, ne met en cause en France le droit à l’avortement. Les modalités peuvent légitimement être débattues — jusqu’à quel mois de grossesse ? — mais il faut aller chercher loin, dans les marges de mouvements religieux, souvent d’ailleurs pilotés et financés d’outre-Atlantique, un questionnement portant sur le droit des femmes à l’avortement qui, voici seulement quelques décennies, apparaissait à la fois légitime, central, voire sacré — après tout, il s’agit de la vie et de la mort. Et, presque partout en Europe, à l’exception de Malte encore, de la Pologne également, et de quelques mouvement catholiques conservateurs (les églises protestantes se signalant par leur grande ouverture sur le sujet), le droit à l’avortement est sorti du débat politique, et sa mise hors la loi n’est ni crédible, ni pensable, ni d’ailleurs demandée.
La réalité est que, dans l’Union, chacun admet bon gré mal gré que la loi ne règle pas les problèmes de société. De même que la loi s’avère impuissante à régler la question qui était celle du voile islamique, et qui devient celle de la burqa, de même que les élus et les services sociaux se résignent à oublier la loi lorsqu’il s’agit de polygamie, comme ils sont réduits à l’impuissance concernant l’éducation des filles et leurs libertés individuelles, de même l’exigence de liberté des femmes concernant l’avortement a-t-elle tout emporté sur son passage. L’Union européenne s’est crue obligée de la traduire en valeur fondamentale — celles qui demandent l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution ne font qu’exprimer cette exigence, sans se rendre compte que du coup elles en font un objet politique, donc réversible. Et c’est là que la divergence avec les États-Unis se fait spectaculaire.
La décision de la Cour suprême porte sur l’organisation des pouvoirs, des compétences et in fine sur les sources de la légitimité politique dans l’Union. Elle ne met pas en cause la protection de l’environnement, elle considère que chaque État de l’Union est mieux placé qu’une agence fédérale pour l’organiser. Elle ne met pas en cause le droit à l’avortement, elle en fait un sujet des États fédérés. En interrogeant l’extension des compétences et des pouvoirs dévolus à l’EPA, l’agence fédérale de protection de l’environnement, la Cour suprême interroge un modèle centralisateur, étatique et autoritaire des politiques écologiques qui pose question, dans l’Union européenne aussi bien qu’aux États-Unis.
En revenant sur la décision célèbre « Roe versus Wade », et dans un arrêt de 68 pages dûment motivé, détaillé et précis, avec publication annexe des avis contraires — qui les a lu ? — la Cour suprême prend acte du vif débat qui entoure, aux États-Unis, le droit à l’avortement, tient compte de la divergence légitime des opinions manifestées par les citoyens américains aussi bien quant aux modalités qu’au principe même (et n’oublions pas les radicalités religieuses si puissantes dans certains États des États-Unis), considère qu’il n’appartient pas à l’Union d’en décider au niveau fédéral, mais que c’est à chaque État fédéré que reviennent les décisions concernant le droit à l’avortement, ses modalités et ses conditions d’exercice. De la même manière, la Cour interroge le principe de décisions fédérales uniformes, applicables partout dans l’Union sans la prise en compte de la diversité des situations locales, régionales et des États fédérés. et elle en conclut que l’EPA ne tient pas suffisamment compte de la diversité effective des États, légitimement fondés à moduler l’application des réglementations environnementales à leur situation propre.
Le tollé qui a suivi les deux avis de la Cour suprême en dit long sur l’état de l’information en France et dans l’Union européenne. Plus long encore sur l’idéologie centralisatrice et uniformisante qui y sévit sans relâche. Ne jamais poser la question de la légitimité des directives et des votes du Parlement européen. Ne jamais interroger la représentativité de prétendues institutions démocratiques, si promptes à condamner les Nations qui entendent manifester ici ou là ce qui leur reste de souveraineté. Ne jamais rappeler le principe de subsidiarité, tel qu’il formait pourtant la base du vocabulaire européen dans les années 1990. Les deux rives de l’Atlantique s’éloignent. Mais, pour une fois, c’est la Cour suprême des États-Unis qui fait rêver, et c’est l’intolérance et l’aveuglement des institutions européennes qui désole.
Hervé Juvin
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