À l’est de l’Union européenne, certains jubilent ; le navire amiral russe, le croiseur Moskva, a coulé, tandis que l’armée russe enregistre des pertes élevées – 20 000 morts annoncés ? — et se heurte à une résistance inattendue de forces ukrainiennes retranchées devant le Donbass. Les États-Unis annoncent une nouvelle aide de 800 millions de dollars d’armes offensives, l’Union européenne laisse livrer des hélicoptères de combat à l’Ukraine, la France des canons César dernière génération, et un général américain pour la première fois envisage sans ciller l’emploi d’armes nucléaires tactiques par la Russie. Normal, vue de West Point, l’Europe, c’est loin !
Une envie de guerre
Au Parlement européen, l’humeur est à la guerre. Dans la sous-commission « Sécurité Défense » présidée par Mme Loiseau, chacun est prêt à se battre jusqu’au dernier Ukrainien. Le prétendu haut représentant de l’Union, Josep Borrell, se réjouit « l’Europe envoie des armes, la Russie envoie des morts ». Il faut livrer des armes, de plus en plus d’armes, de plus en plus destructrices, il faut attaquer les troupes russes par tous les moyens et peu importe si la Russie est fondée à considérer les pays qui livrent ou laissent transiter les armes comme des cobelligérants de fait, peu importe si elle est capable de détruire les entrepôts polonais ou autres où s’amassent les armes destinées à l’armée ukrainienne, et sans doute aussi à des milices ou des mercenaires sous encadrement américain et britannique.
Comme l’a affirmé un membre de l’éminente sous-commission, quand on livre des armes à un pays envahi, on ne demande pas des papiers ! Ajouter la guerre à la guerre serait le moyen d’arriver à la paix. Comme toujours, dès que le mot de « guerre » est prononcé, la pensée s’arrête.
Au Parlement européen, dans d’autres commissions, il ne s’agit que de sanctionner, isoler, cibler. La fièvre des sanctions monte, puisqu’il est acquis que les sanctions adoptées vont obliger la Russie à concéder sa défaite, abandonner le Donbass et la Crimée, et se replier derrière ses frontières, une ceinture de missiles américains l’encerclant partout.
Les aimables parlementaires débordant d’humanisme guerrier semblent oublier qu’à la guerre, même une armée victorieuse compte ses morts. Une guerre n’est pas un jeu vidéo. Combien ont une pensée pour ces dizaines, centaines de milliers de jeunes Ukrainiens peu à peu enfermés dans le réduit du Donbass, réduits à survivre dans un chaudron où ne parviennent plus ni vivres, ni énergie, ni munitions ?
Des jeunes dont beaucoup sont des conscrits, dont beaucoup ont été mobilisés de force quand ils ont été refoulés à la frontière, et qui sont les sacrifiés d’une guerre qui n’est pas la leur ? Combien comprennent que, quelles que soient les atrocités commises, et il semble qu’elles soient nombreuses, il faudra, il faut faire la paix, et sortir du cercle de la vengeance que la propagande de part et d’autre enflamme ? Et combien se souviennent des avertissements maintes fois répétés par Lavrov et sa porte-parole, sur les missiles posés aux frontières de la Russie, sur les flots d’armement envoyés aux milices pro-nazies ukrainiennes, sur le non respect par le gouvernement de M. Zelenski des accords de Minsk, à la fois à l’égard des minorités russophones à l’Est et Hongroises à l’Ouest ? Combien mesurent combien il en coûte à l’Union européenne d’avoir humilié et maltraité la Grande-Bretagne lors des négociations du Brexit ?
Trois oublis expliquent la dérive du Parlement et de ses Commissions si gonflées de leur importance.
L’intérêt des sanctions
D’abord, le bilan des sanctions. L’observatoire international des sanctions, qui a établi le bilan d’une centaine d’embargos et de sanctions décidés depuis 1950 conclut sans ambiguïté. Moins du tiers des sanctions aboutissent à des résultats positifs au regard des objectifs poursuivis. Dans la majorité des cas, les sanctions n’ont pas d’effets positifs, ou des effets négatifs ; crise humanitaire, renforcement des pouvoirs autoritaires, enrichissement de mafias et de trafiquants, etc. Et le fait que la plupart des sanctions soient décidées et appliquées par les États-Unis, leurs alliés, et par eux seuls, n’aident pas à asseoir la crédibilité de sanctions dont une minorité seulement est décidée par l’ONU.
Les sanctions unilatérales seraient-elles un autre moyen de la politique américaine, une politique qui confond si volontiers intérêt national américain, droit international et maintien de la paix ? Et les sanctions imposées par les États-Unis, qui vont coûter 150 milliards de dollars à la Russie, mais 350 milliards à l’Union européenne (estimation de la banque JP Morgan, mars 2022), sont-elles autre chose qu’un moyen efficace pour appauvrir l’Europe et la réduire à mendier auprès de ses maîtres américains ? Car la question est posée : comment l’Union va-t-elle payer le GNL américain, les armes américaines et, in fine, une protection américaine qui plus jamais ne sera gratuite ?
Ne pas humilier une grande nation
Ensuite, le respect des autres. C’est le point capital de la diplomatie américaine conduite par Eisenhower, Truman ou JF Kennedy ; on n’humilie pas un grand pays. Pour sortir d’une crise à bien des égards symétrique de celle de Cuba (1963) et d’abord provoquée par l’installation de missiles et de bases de guerre bactériologique et chimique de plus en plus près des frontières russes, il vaut la peine de relire les pages de Bob Kennedy a consacrées, en 1966, à la conduite de l’affaire de Cuba par le Président Kennedy.
Le retrait des missiles russes fut obtenu par une remarquable combinaison de détermination et de retenue. Détermination totale à défendre l’intérêt national américain et obtenir le retrait des fusées russes ; dans le même temps, retenue dans les mots, dans les moyens et dans les actes. Bob Kennedy explique le souci de son frère ; qu’à tous moments, les Soviétiques comprennent ses choix et ses actions ; qu’ils comprennent que l’Amérique n’attaquait pas l’URSS, mais défendait sa sécurité nationale ; qu’ils aient le temps de réagir rationnellement.
Après le dénouement pacifique du conflit, JF Kennedy interdit aux militaires comme aux diplomates de parler de victoire, ou de dire quoi que ce soit qui aurait pu humilier l’URSS. Le dénouement de la crise des missiles de Cuba passe à juste titre comme en un chef d’œuvre de combinaison de la posture militaire — toutes les armes en état d’urgence — et de la diplomatie. Sommes-nous capables de réussir pareil chef d’œuvre ? Il faut en douter, tant la certitude de leur supériorité a rendu les dirigeants américains aveugles et sourds, tant elle les pousse à mépriser ceux qu’ils ne connaissent pas.
La propagande de chaque côté pousse aux extrêmes, tant les agences de communication de New York et d’ailleurs poussent à la guerre, jouent avec la guerre, nourrissent la guerre. Dans les éructations de Boris Johnson, dans les balbutiements de Joe Biden, qui n’entend l’évidence ; les Anglo-américains sont prêts à se battre jusqu’au dernier Européen ? Dans les débordements du Parlement européen, qui voit l’inconscience qui ignore la puissance de la Russie, dotée du premier arsenal nucléaire au monde, plusieurs fois capable de détruire toute vie sur terre ? Et qui pointe la vengeance de la Grande-Bretagne, l’étouffement de l’industrie allemande, et la fin de toute velléité d’indépendance de l’Union européenne ?
Enfin, le rapport de forces et la résolution à agir. La guerre en Ukraine est une guerre que Vladimir Poutine ne peut pas perdre. Ce qui signifie que la retenue qui a marqué les premiers jours de guerre, quand sans doute les troupes russes pensaient être accueillies comme jadis les blindés nazis avec des colliers de fleurs et des foules amicales, va laisser place à une guerre de destruction massive ou rien de l’Ukraine ne subsistera. Ce qui signifie aussi que des pays européens devenus cobelligérants de fait ne sont plus que des pions sur le grand échiquier cher à Brezinski, où à tout moment le fou peut devenir nucléaire, et le roi carboniser l’échiquier. Il faut être parlementaire européen pour ne pas le voir.
Dans une chronique récente, Jacques Attali faisait justement observer que la France, comme l’Union européenne, comme les États-Unis, manquent de l’idée stratégique qui pourrait devenir principe organisateur, et sans laquelle toute paix ne sera que provisoire. Il rejoint la conviction d’Henry Kissinger ; la paix durable vient de l’acceptation de principes et de règles, pas d’un équilibre des forces toujours contestable, et tôt ou tard contesté. et sans doute faut-il constater que l’étonnante absence de confrontation directe entre les États-Unis et l’Union soviétique a pour une bonne part dépendu d’un principe implicite, mais déterminant ; le respect de l’adversaire.
Nous en sommes loin. L’agressivité bornée des néoconservateurs, l’héritage des crimes commis contre l’Irak, la Libye, la Syrie, la Serbie, et l’impunité de leurs auteurs que nul n’a traîné devant des tribunaux internationaux auxquels d’ailleurs les États-Unis ne reconnaissent aucune compétence, conduisent à parler ouvertement de « regime change » en Russie, de la destruction de l’armée russe, ou d’un affaiblissement décisif de la puissance russe. Qui ne voit que des États-Unis en faillite virtuelle, des Anglo-américains haïs du monde, et un système de l’Occident épuisé, n’ont d’autre salut que dans la guerre ?
L’Union européenne vit un nouveau moment de vérité, comme elle l’a vécu en 1974. Alors, le moment gaullien engagé par Michel Jobert, soutenu par le Président Pompidou, Edaward Heath et Willy Brandt, s’était heurté au rappel à l’ordre de Kissinger, contraignant l’Europe à se ranger derrière l’Amérique dans l’Association Internationale de l’Énergie, qui brisait la politique arabe de la France et la soumettait aux intérêts israéliens (lire Gérard Araud, « Kissinger », 2021). Rien n’a changé, et les mêmes ennemis de l’Europe sont à l’œuvre. Rien n’a changé, et la volonté de quelques-uns de progresser vers une Union politique se heurte au même Mur de l’Ouest — le mur que les États-Unis dressent entre l’Europe et l’Eurasie, entre l’Europe et la Russie, et désormais, entre l’Europe et la liberté.
Trop longtemps, l’Union européenne a choisi sa sécurité au détriment de sa liberté. À la faveur de l’invasion de la Russie en Ukraine, il est clair qu’elle va perdre et l’une, et l’autre. Car si nul ne sait qui gagnera la guerre en Ukraine, nous savons déjà qui l’a perdue. Nous.
Hervé Juvin
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