Pendant que les nouvelles du front occupent l’attention, le monde bouge. Son mouvement s’accélère, à la faveur d’une guerre qui a pour sérieuse conséquence de rendre les Nations européennes aveugles à ses enjeux. Qu’ils soient régionaux, continentaux, ou mondiaux, ces enjeux sont pourtant d’une immense importance. D’abord, parce qu’ils déjouent bien des vérités acquises et des principes établis. Ensuite, parce qu’ils réécrivent la carte des puissances, que ce soit au niveau régional, en Europe, au niveau continental, en Eurasie, ou dans le monde, entre aires de civilisation. Enfin, et surtout, parce qu’ils font éclater des vérités cachées depuis la fondation du monde — de ce monde qui est né en 1944, et qui s’achève sous nos yeux grands fermés.
La Pologne, la Lithuanie, l’Estonie, la Lettonie, ont-elles pris le pouvoir au sein de l’Union européenne ?
La rhétorique anti-russe de rigueur, comme l’engagement illimité derrière l’Ukraine, comme les prises de parole imposées, facilite un déplacement majeur du pouvoir et de l’influence en Europe. Tout se passe comme si l’Allemagne et la France avaient perdu cette capacité d’entraînement qui a permis à leur accord de diriger l’Union — et de la maintenir en vie. Tout se passe comme si la fin du pari allemand — unir sa technique et ses capitaux aux ressources de la Russie pour bâtir une puissance continentale mondiale à l’abri du parapluie américain — laissait la première puissance européenne désemparée, sans plan de rechange et sans projet national — subir l’occupation américaine n’y suffit pas. Et comment reconnaître une ambition ou un projet dans les errements de la France ? En quelques mois, voilà son Président passé d’une posture de recherche d’autonomie stratégique sans les moyens de celle-ci, et d’abord l’indépendance financière, et d’abord un modèle national-européen de réindustrialisation, de maîtrise des mouvements de capitaux et de protectionnisme éclairé, à un alignement sur la stratégie anglo-américaine dont l’histoire dira si elle est de conviction, d’opportunité ou d’obligation…
L’obsession britannique de toujours — bloquer l’accès de la Russie aux mers chaudes, interdire toute alliance continentale qui menacerait la supériorité maritime et le commerce anglais — s’accorde avec l’intérêt américain — désigner un ennemi, mobiliser contre l’ennemi et défaire l’ennemi pour oublier le désordre intérieur… rien de nouveau. Et rien de nouveau non plus dans une tactique éprouvée qui consiste à faire faire les guerres par les autres, à laisser les autres s’épuiser sous les encouragements, pour mieux partager la victoire sans avoir combattu, relever les ruines et dominer vainqueurs et vaincus également ruinés.
À cet égard, l’affrontement entre la Russie et la Grande-Bretagne reproduit un agenda historique bien connu. Comme toujours il ne manque pas de Nations européennes assez naïves ou assez confuses pour servir la logique britannique. Comme toujours, la Pologne s’empresse de se donner une importance que la suite dramatique de ses échecs historiques ne lui donne pas. Le très intéressant papier de M. Potocki (publié dans Le Figaro, 25 février 2023), proposant à la France une alliance stratégique, révèle une ambition inédite — ou une prétention injustifiée. Et comme toujours, il ne manque pas de bons apôtres pour expliquer que cette fois, c’est différent — en oubliant l’histoire, et les morts. Il est plus nouveau que l’Allemagne et la France soient les deux grandes perdantes d’un jeu dont elles n’ont pas pris la mesure — parler d’indépendance sans en avoir les moyens n’est pas un crime, mais c’est une faute que la France paie, comme elle avait payé son refus justifié de participer à l’invasion de l’Irak. L’Empire punit ses tributaires insolents.
Reclassement du monde
Pas de semaine, de jour même, où le reclassement du monde ne fasse entendre son fracas aux oreilles attentives. Un jour, de grandes manœuvres maritimes réunissent en Afrique du Sud la Chine, la Russie, et l’Afrique du Sud — avec essai annoncé d’un missile hypersonique sans concurrent ni parade connus. Un jour, l’Iran est admis dans les Brics, et le surlendemain, c’est l’Arabie Saoudite qui demande à adhérer à l’Organisation de Shanghai. Un jour, c’est le Bangla Desh qui est célébré comme l’économie connaissant la plus forte croissance au monde, et annoncé comme plate-forme de services et de production incontournable dans la décennie qui vient — capitale de 25 millions d’habitants qui ne menace personne, Dacca deviendrait-elle capitale de l’Indo-Asie sans que nul ne l’ait vue venir ?
Encore un pays où le dividende démographique, mis en valeur par une politique volontariste de formation des jeunes, joue et va jouer à plein… Un jour, la Chine annonce l’émission d’obligations d’État, en renminbi, à des conditions qui devraient attirer les capitaux de toute l’Asie hors des T-bonds américains, après que la Russie et l’Iran aient annoncé mettre en œuvre un système interbancaire de paiements hors SWIFT qui suscite un intérêt régional marqué. Un jour encore, le Mexique confirme son refus de s’associer aux sanctions contre la Russie, rejoignant ainsi les grands pays d’Amérique du Sud. Et le lendemain, se dévoile une nouvelle organisation des Routes de la Soie, qui ouvre un corridor de communication partant de Khashgar, au Sing Kiang, pour déboucher à la fois par le CPEC sur le port de Gwadar au Pakistan, et sur le port de Chababar, en Iran, à 80 km de là — deux ports en eau profonde, ouverts sur l’Océan Indien et le golfe Persique, deux ports connectés à la Russie et à l’Asie centrale aussi bien qu’à la Chine, au cœur de cette zone qui, des Émirats et de l’Iran à l’Inde, avec la Chine et la Russie en arrière-cour, devient l’un des centres du monde. Le 20 février, le Ministère chinois des affaires étrangères a publié un document historique sur lequel nous reviendrons — « US hegemony and its perils ». Et le G20 de Bangalore a échoué dans sa prétention à « weaponizer » la politique économique — de quoi se mêlent-ils ?
Bien sûr, le nouveau Président du Brésil, Lula, se révèle collaborateur dévoué des États-Unis, comme ses confrères socialistes et verts européens. Bien sûr, les populations de l’Est européen, y compris en Moldavie, y compris en Biélorussie, et bien sûr dans la majeure partie de l’Ukraine, regardent vers l’Ouest comme vers un conte de fées — et non sans raisons ni sans illusions. Bien sûr, le soft power américain demeure, voire se nourrit d’un conflit qui envoie chacun à son intime conviction — non pas ; qui souhaite vraiment être gouverné par Moscou, ou Pékin ? Mais ; qui veut vraiment se gouverner soi-même, et en payer le prix ? Dans la poussière de faits, de traités, d’alliances stratégiques et de circonstance, une réalité devrait alerter l’Europe. Le monde s’organise pour ne plus subir la loi des intérêts stratégiques, financiers et écologiques des pays du Nord. Entendre les ONG faire la leçon à la Chine, comme j’ai dû le subir la semaine dernière, n’est plus seulement ridicule. C’est dangereux. Ils ne savent pas ce qu’ils font.
Lire tout cela en fonction des seuls intérêts des parties en présence serait sacrifié à cet économisme qui fait tant de ravages.
Car bien plus que de l’argent est en cause. Des économistes indiens ont chiffré, paraît-il, à 45 000 milliards de dollars les coûts de la colonisation britannique. La Grande-Bretagne, responsable entre autres des millions de morts et personnes déplacées lors de la partition de l’Inde, mesure-t-elle l’arrogance qui lui fait accuser dans un reportage de la BBC Narendra Modi de ne pas avoir protégé les musulmans de l’État qu’il dirigeait, le Gujarat, voici vingt ans ? Les Bangladeshis n’oublient pas que leur industrie textile florissante a été brutalement détruite par une colonisation qui en a fait un atelier à bas prix, bas salaire et sous-développement, comme elle a détruit le luxe indien, le premier au monde avec celui de la Chine. Le Pakistan, par sa ministre de la lutte contre le changement climatique, nous disait en novembre ce que tous là-bas savent ; avec 0 ; 2 % des émissions mondiales de CO2, le Pakistan est victime du développement inconsidéré que l’Occident a imposé au reste du monde, pour l’intérêt de la ploutocratie qui le dirige. Qui a parlé du commerce anglais comme crime contre l’humanité ?
Nous ne referons pas l’histoire. Mais il nous coûtera cher de l’avoir oubliée. Car eux ne l’ont pas oublié, ni les Palais pillés, ni les trésors volés au profit du British Museum — quand leurs voleurs rendront ils les frises du Parthénon ? —, ni les populations appauvries, dépossédées, réduites au sous-développement. Ils l’oublient d’autant moins que les États-Unis, la Grande-Bretagne, et la France hélas, continuent de se poser en donneurs de leçons, continuent de se comporter en maîtres du monde, continuent d’adopter des postures naturelles aux géants violents et géniaux qui ont assuré leur fortune, de Cécil Rhodes à Théodore Roosevelt, sans en avoir ni le génie, ni la force. Les États-Unis et leurs collaborateurs sont près de se trouver bien seuls. Seuls, face à un monde qui les supporte de moins en moins, qui assiste avec un mélange d’amusement et de dégoût à la décadence de l’Amérique Woke, et qui est décidé à ne plus écouter ses leçons, sa morale à sens unique et les beaux principes qu’elle trahit si bien.
La guerre livrée contre la Russie en Ukraine est-elle le moment de ce renversement du monde qui s’est joué lors du traitement inique de la crise de 2007-2008 par les autorités américaines qui ont fait payer au monde les turpitudes de la tribu financière qui les gouverne ? Semaine après semaine, les enjeux montent, et aussi les risques. Seules face à l’Asie, face à l’Afrique, seuls même face à une Amérique du Sud qui sait ce qu’elle a payé pour la doctrine Monroe, et qui attend moins de la Chine sa liberté qu’un contrepoids face à l’étouffement américain, les Nations que les États-Unis croient leurs alliés, et qui leur sont seulement soumises, doivent se livrer à un salutaire exercice pour distinguer l’ennemi principal, les adversaires et les concurrents.
La désinformation qui sévit ne les aide pas à y voir clair, par exemple sur la pauvreté que subit la population russe aux mains des oligarques milliardaires qui forment l’entourage du Président Poutine, comme celui du Président Zelensky, et qui se ressemblent au point de suggérer que cette guerre est aussi un affrontement d’intérêts privés. Derrière la scène, les mêmes se réjouissent qui gagnent à la victoire comme à la défaite – et font se battre les autres.
Hervé Juvin
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