À l’initiative de l’aimable députée Yon-Courtin, certains membres du groupe « Renew » au Parlement européen ont pris une initiative remarquée. Observant comment l’administration Biden a non seulement prolongé, mais affirmé le fameux « American Buy Act » de Donald Trump, en son temps dénoncé comme un acte de protectionnisme marquant le retour aux pires heures de notre histoire, etc., les députés européens qui se recommandent d’une renaissance à définir ont entrepris de changer de pied. Si les Américains le font, les Européens peuvent bien le faire !

Ajoutons que c’est l’administration Biden qui est à l’origine du plus formidable plan d’intervention de l’État fédéral dans l’économie depuis le New Deal de Roosevelt (à l’exception des programmes d’armement et d’exploration spatiale) ; sous le nom de Chips, rien moins qu’un projet à 35 milliards de dollars se consacre à la relocalisation de l’industrie critique des semi-conducteurs dans quelques États du Sud, notamment l’Arizona. Le projet se déploie en bénéficiant notamment des menaces chinoises sur Taiwan — à quelque chose la guerre est bonne !

Si les Américains le font, pourquoi pas nous ? Nous éviterons tout procès d’intention contre des membres du Parlement européen dont certains ont très justement en leur temps contribué à révéler la perversité de l’extraterritorialité du droit américain, et dont d’autres entreprennent de bloquer les dispositions aberrantes du « Fatca » (foreign account tax compliance act) qui font de toute banque européenne la complice et l’obligée de l’administration fiscale américaine — au nom de quoi une banque française doit-elle exiger de ses clients qu’ils révèlent d’éventuels intérêts aux États-Unis, et les menace de fermer leurs comptes faute de déclarations ad hoc ? Et par quelle aberration la France en est-elle venue à adopter des sanctions contre les contrevenants ? En revanche, le projet d’un « European Buy Act », que d’autres traduisent bien volontiers en « French buy Act », ou « German buy Act », etc., mérite débat et examen plus poussé, tant en raison de ses motifs réels que des moyens de sa réalisation et de ses chances de succès — ou des conditions de son échec.

Joe Biden, hier à la Maison Blanche, qui promulgue le plan pour les infrastructures. (Crédits : JONATHAN ERNST)

Examen des motifs. Chacun voit en quoi les dérives de la globalisation et le mouvement de « la mondialisation entre amis » désignée par le Président Xi Jin Ping remettent en question tous les présupposés de la globalisation. Chacun voit clairement que le présupposé du WTO — World trade organization — « seul, le prix le plus bas est un facteur légitime d’arbitrage commercial » n’est plus tenable. Il conduit au désastre ceux qu’il livre à leurs ennemis — voir notre dépendance à l’égard de la Chine, de l’Inde, des États-Unis, de la Russie, etc. Chacun ne peut que se réjouir de voir l’Union européenne se rendre à l’évidence ; les désordres nés de la globalisation dépassent ses bienfaits.

Désaménagement territorial, destruction du tissu artisanal et industriel local et régional, perte de souveraineté industrielle dans des secteurs critiques… la cause est entendue. Mais il ne suffit pas de le reconnaître. Les fondamentaux du « laissez faire, laissez passer » demeurent. Les principes dépassés de la privatisation de monopoles naturels ou de services publics, de la concurrence forcée, demeurent en vigueur. Le privilège exorbitant concédé à l’entreprise privée — gains illimités, responsabilité limitée — demeure.

Dans l’Union, la condamnation de toute préférence locale ou nationale reste absolue. Il devrait être évident pour tout économiste qu’il n’y aura pas de progrès vers la souveraineté industrielle européenne sans remise en cause de l’Acte Unique et du traité de Maastricht, et en particulier des dispositions aberrantes imposées par l’Allemagne sous diktat américain, stipulant que l’Union européenne est totalement ouverte aux mouvements de capitaux, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Le point est décisif.

Si les marchés financiers sont libres, les Nations ne le sont pas. Si l’Union se prive de tout moyen de gérer les mouvements de capitaux à ses frontières, elle livre sa monnaie, la valeur de ses entreprises, les prix du capital et de l’épargne, à la puissance inouïe des grands gérants de capitaux et des opérateurs de marché dont George Soros est, à tort ou à raison, l’exemple toujours mis en avant pour son rôle réel ou supposé dans la chute de la livre britannique, du ringgit malais et de quelques autres monnaies. De sorte qu’il faudrait avoir le courage de poser en préalable qu’aucun protectionnisme intelligent, aucune préférence européenne ou nationale ne peuvent être mis en place avec quelques chances de succès sans une renégociation de traités — sans une révision des traités qui rendent la BCE (banque centrale européenne) totalement dépendante des marchés mondiaux, aucune politique de préférence européenne n’est tenable ni durable.

Moyens de réalisation. Préférence européenne, très bien, mais pour préférer quoi et pour choisir quoi ? Les expériences américaines sont présentes à l’esprit des initiateurs du projet ; issues du constat brutal de l’incapacité de la première économie du monde à produire les respirateurs, les masques et les vaccins face au Covid, elles suscitent une volonté bipartisane de reprise du contrôle des secteurs critiques, dûment listés, analysés et détaillés. S’y ajoute souvent la référence aux industries innovantes israéliennes, qui bénéficient d’un écosystème où intérêt particulier et intérêt national se combinent. Mais il faut y ajouter le succès chinois, objet désormais d’une abondante littérature universitaire des deux côtés du Pacifique.

The Prime Minister, Shri Narendra Modi in a bilateral meeting with the President of the People’s Republic of China, Mr. Xi Jinping, in Tashkent, Uzbekistan on June 23, 2016.

Sous des vocables divers, comme « global industriel dominance », « industrial guidance funds », les économistes chinois ont conçu un système où l’intérêt financier et l’intérêt national ne s’opposent pas, mais se combinent harmonieusement, l’un n’allant pas sans l’autre dans la durée (lire American Affairs, Spring 2022). Est-ce la voie du futur ? Ce qui va à la Chine ne va pas aisément à l’Europe. D’abord parce que rien n’est moins acquis que la primauté de l’État, manifeste en Chine où l’État se confond avec le PCC, si diffus dans l’Union que la règle et la loi semblent parfois n’être là que pour paralyser l’État. Quel État européen peut mettre en détention un grand patron, simplement parce qu’il a enfreint les règles non écrites de l’intérêt général ? Ensuite, parce que, au nom des Droits de l’Homme, c’est à une prise de pouvoir de l’individu contre l’État et contre la Nation que l’Union a travaillé, et que ce mouvement est le plus contraire qui soit à l’affirmation concrète d’une prééminence nationale. Enfin, et c’est l’essentiel, parce que l’idée même d’intérêt national a été si puissamment combattue, piétinée et étouffée, que rien n’indique comment ranimer une flamme collective qui est la condition même du succès.

Moyens de la réalisation, enfin. Les secteurs critiquent, oui, mais lesquels ? Les secteurs stratégiques, sans doute, mais lesquels ? Chacun s’en doute ; une Europe qui ne veut pas désigner ses ennemis a peu de chances de sortir du brouillard stratégique où elle se perd. Trois principes devraient guider l’action. D’abord, le fait qu’un secteur industriel est un bien commun ; il ne se réduit pas à la somme des entreprises, du capital investi et des expertises réunies qui le composent. Ensuite, qu’il n’y a aucune chance, et aucune raison, de prétendre tout produire chez nous. L’urgence est de retrouver les capacités de maîtriser une filière, ce que les Américains théorisent sous le nom de « capabilities », et qui s’étend tout au long de la chaîne de valeur.

Enfin et surtout, le fait que la sécurité nationale est en jeu dans les chaînes d’approvisionnement, comme de financement, et que le « benign neglect » n’est plus de mise ; après avoir subi tous les caprices de l’administration américaine et avoir payé pour les errements de la planète financière américaine, il n’y aura pas de politique nationale et européenne indépendante sans l’avènement d’un système monétaire et d’un système de paiement indépendants du dollar et de la tutelle anglo-américaine. Ce qui signifie une vertu étrangère au commerce international à ses œuvres et à ses dogmes ; le courage de désigner l’ennemi.

Et voilà le moyen essentiel ; le retour de la souveraineté. Décider nous-mêmes de ce qui nous concerne. Ni les ONG et les Fondations, ni les faiseurs d’opinions et les médias d’une propagande devenue caricature, ni les autorités indépendantes et les comités dûment sélectionnés pour faire écran à toute expression populaire spontanée, authentique et réelle. Comment y aurait il indépendance, autonomie stratégique s’il n’y a pas d’abord la souveraineté et la volonté d’être libres ? et comment affirmer cette autonomie et cette indépendance si jamais n’est dit de qui et de quoi être indépendant, autonome, et libre ? Faute de désigner l’ennemi, l’Europe se laisse entraîner dans des conflits qui ne sont pas les siens, dans des querelles où elle a tout à perdre, et ravaler au rôle de supplétif qu’illustre trop bien le naufrage européen en Ukraine. L’Europe apprendra-t-elle enfin que ceux qui se prétendent ses Alliés peuvent être ses pires adversaires ? Qui a oublié que le commerce est l’autre nom de la guerre ?

Catégories : Géopolitique

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