La Russie devait perdre en Ukraine la guerre que certains attribuent aux États-Unis et à l’action de Mme Nuland, en 2014 à Maïdan — que n’ont-ils lu l’histoire de la Russie, et l’achèvement par la Grande Catherine annexant la Crimée, en 1870, du rêve de Pierre le Grand ; l’accès à la mer Noire ! Mais il est de mode d’oublier l’histoire. D’ailleurs, la Russie sera bientôt à genoux, Bruno Lemaire nous l’avait dit.
Un an plus tard, une autre musique se fait entendre, y compris au Pentagone, et dans ces médias Américains qui sont les porte-voix des agences de renseignement, du Washington Post au New York Times. La réalité ferait-elle valoir ses droits ? Au-delà des invérifiables chiffres des pertes, de l’état du front et des stocks d’armes et de munitions, trois réalités s’imposent.
« Un pays qui n’a pas d’industrie ne gagne pas la guerre ».
L’affirmation de deux officiers supérieurs de l’armée chinoise — pardon ; l’armée populaire de libération ! — auteurs du remarquable « Guerre hors limites » est sans appel. Elle éclaire d’un jour brutal les effets dévastateurs de la folie qui a conduit, au nom d’hypothèses économiques érigés en dogmes, à délocaliser en quasi-totalité des activités industrielles stratégiques. Où sont les fabriques de munitions de petit et gros calibre, d’uniformes, de véhicules de transport lourds ? Mais surtout, d’où viennent les métaux, les aciers spéciaux, les alliages, d’où viennent les puces, les composants électroniques, et tous les équipements indispensables aux avions, aux chars, aux systèmes de combat ? À cet égard, le réalisme américain, qui conduit à ce grand plan de réindustrialisation caché sous le nom de « Reduction Inflation Act » devrait susciter un renversement des approches européennes en matière de concurrence, d’appels d’offres publics, et de préférence européenne, nationale ou locale. Nous paierons le prix de l’abandon de nos champions européens. Espérons que ce prix ne sera pas celui d’une défaite qui engagerait l’indépendance européenne, et que les Polonais, à tort ou à raison, redoutent.
Deux approches différentes
La guerre qui dure oppose moins deux systèmes économiques, deux approches stratégiques, deux coalitions d’intérêts qu’elle n’est l’affrontement de deux volontés et de deux religions. Dans cet affrontement, l’Union européenne est clairement le point faible. Les États-Unis et la Russie ont en commun la volonté de faire prévaloir leurs propres intérêts, quels qu’en soient les moyens et les conditions — des massacres de masse à l’arme nucléaire.
Ils ont surtout l’arme suprême ; la foi en leur cause. Un texte de N. S. Lyons (publié sur le substack « The Upheaval »), remarqué et traduit par Renaud Beauchard (voir « Chroniques égrégoriennes », qui proposent la traduction en français de textes ou de reportages essentiels, comme l’enquête sur les « Twitter Files »), devrait susciter l’attention de tous ceux qui répètent un peu facilement que l’intérêt financier des actionnaires des sociétés d’armement dirige Washington — le fameux « complexe militaro-industriel ». Le problème est qu’ils y croient. Pas seulement qu’ils y gagnent. Ceux qui réduisent les Soros, Brzezinski, Nuland, etc., à la poursuite d’intérêts privés passent à côté de leur sujet ! Ils sont persuadés de la morale de leur action ! La plupart adhèrent sans réserve à la mission des États-Unis, « the city upon a hill » — d’ailleurs, elle a sauvé nombre d’entre eux quand l’Europe les pourchassait.
La plupart ont une croyance religieuse dans les « valeurs » incarnées par les États-Unis, dans la liberté, l’état de droit, l’ordre mondial basé sur les règles, et autres piliers de l’affirmation politique et stratégique américaine — les piliers de la cathédrale du Bien. Qu’il suffise de voir l’émotion quand retentit dans un stade le Stars and Stripe’s, comme elle saisit les participants à une cérémonie orthodoxe quand est évoquée « la Sainte Russie », ou la Grande Guerre Patriotique, pour mesurer la proximité ; comme les Russes, ils sont nombreux en Amérique à être prêts à se battre et à mourir pour leur drapeau. Combien en France, en Europe, parmi ceux à qui a été enseigné que le propre de l’Européen, c’est de ne croire à rien, sont prêts à se battre et mourir pour lui ?
The West VS the Rest
Le conflit entre « The West » et « The Rest » oppose aussi le monde réel et le monde virtuel. Rien de plus révélateur que la passion de l’Union européenne pour les condamnations morales, l’appel aux tribunaux, et l’édiction de règles et de sanctions, en l’absence de tanks, de canons et d’obus ! Alors que c’est de tanks, d’obus et de canons que les Ukrainiens avaient besoin, alors que ce sont des tonnes de munitions et des missiles par milliers qui font et qui feront la défaite ou la victoire ! Difficile de ne pas actualiser Staline ; « L’Union européenne, combien de divisions ? » Rien de plus révélateur que l’affirmation partout répétée ; « l’Ukraine a remporté la bataille de la communication ! ».
Sans doute, et M. Zelensky est bien prêt de gagner dans le rôle de Président de l’Ukraine les Oscars qu’il n’a pas gagnés dans ses rôles précédents — M. Macron vote pour lui. Sans doute, ont-ils gagné sur les plateaux TV. Mais, comme lors de l’offensive nazie, les usines d’armement russe tournent 24 h sur 24, les stocks sont pleins, et la profondeur stratégique de la Russie, avec l’immensité de ses propres ressources, avec l’appui vraisemblable des ressources de main-d’œuvre et d’usines de la Chine, lui permet de soutenir une guerre de haute intensité qui épuiserait en quelques jours ou peu de semaines les stocks des membres de l’OTAN — et combien de temps, en années, faudrait-il aux industries américaines ou européennes de défense pour se remettre en ordre de marche ? La réalité est qu’une Russie militaire affronte une Europe démilitarisée — et par sa propre inconscience. La question n’est pas seulement la perte immédiate des moyens de production ; elle est la perte de savoir-faire, de compétences et de systèmes, ces « capabilities » que les États-Unis veulent reprendre à tout prix, des pertes qu’il faudra longtemps pour combler et qui rendent peu vraisemblable tout scénario de renversement sur le mode de la Seconde Guerre mondiale — il suffit de commander pour produire.
La propagande continue d’affirmer que la Russie sera vaincue. Le terrain de la guerre se serait déplacé sur les réseaux, dans le virtuel et sur le Net, certains affirmant que la guerre 3.0 a commencé. Pauvres Russes, qui croient encore que la guerre se gagne avec des obus, des canons, et des hommes dans la boue ou le froid ! Le problème est que sur le front, ce sont bien des missiles, des canons et des obus qui décident de la bataille. Le problème est que la guerre fait des morts et des blessés de chair et de sang. Scandale en cette ère du virtuel, le feu tue !
Et dans la confrontation entre le monde virtuel et le monde réel, c’est le monde réel qui gagne, un monde réel dans lequel les symboles historiques et religieux ont un poids qu’aucune création virtuelle n’égale. À cet égard, les atteintes portées aux églises orthodoxes et à la foi orthodoxe ne sont pas sans susciter une émotion profonde dans des communautés plus ou moins proches du patriarcat de Moscou, mais qui se mobilisent contre toute atteinte à l’orthodoxie ; voyez la Serbie, ou la Moldavie ! A cet égard aussi, le symbole des chars allemands, les Léopards, lancés vers l’Est dans la plaine ukrainienne, réveille la scène historique fondatrice de la conscience nationale russe, la Grande Guerre patriotique, la guerre qui a vu des milliers de chars allemands joncher la plaine ukrainienne, le sang allemand nourrir les moissons en terre soviétique, et la bataille de Koursk rester la plus grande bataille de chars de l’histoire, pour la gloire du maréchal Joukov et la reconnaissance de tous ceux qui respectent l’histoire telle qu’elle fut (le respect par l’Europe de son histoire se mesurera aussi à sa représentation lors du défilé de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie, en mai prochain à Moscou !) Si Wagner recrute même des volontaires américains, c’est bien parce que la bataille se joue aussi sur l’émotion et sur les passions — et que tôt ou tard, le réel tient le virtuel.
Le débat n’est pas achevé, il dépasse de loin cette guerre. Ce que la financiarisation, le globalisme et le gouvernement du désir ont produit se voit aujourd’hui sur le champ de bataille. Le résultat est inquiétant. Plus que des outils et des usines, c’est la capacité à penser, gérer, réussir une industrie qui a disparu des Nations qui ont tant abandonné au libre-échange, tant sacrifié à la loi du ROE (retour sur investissement) et ont cru que le prix de marché, constaté sur les Bourses mondiales, disait la valeur des choses ! Le départ du réel ne prépare pas les victoires sur le terrain. Est-il trop tard pour s’inquiéter des conséquences d’une défaite impossible, sanctionnée par un accord de paix que les États-Unis, quand ils l’auront décidé, porteront au débit de l’Union européenne, comme ils savent si bien le faire ?
Hervé Juvin
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