Sortir de la doctrine du libre-échange sera-t-il l’évènement de cette année 2021 ?
Au moment où le Président Xi Jin Ping ouvrant la conférence internationale de Shanghai sur le commerce réitère l’engagement de la Chine lors de son entrée dans le WTO (Organisation Mondiale du Commerce, 2001) à poursuivre l’ouverture de son pays à la globalisation, notamment en ce qui concerne l’économie digitale ; et une semaine après que le G20 ait été marqué par l’absence de cinq de ses membres (les Présidents chinois, russes, mexicains, sud-africains et japonais, rien de moins), la commission INTA du Parlement européen se rendait à Washington. Sous la présidence de Berndt Lange, négociateur du projet jamais ratifié d’accord de libre-échange transatlantique, six députés européens ont rencontré les représentants des différentes institutions américaines, très nombreuses, qui traitent du commerce international, des douanes et du contrôle des capitaux.
Changement de paradigme
Le message le plus constamment répété, en particulier par des conseillers de la Maison-Blanche, est l’appel à une nouvelle alliance entre les Nations membres de l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique du Nord. L’obsession américaine se détourne de la Russie pour se tourner vers la Chine, faisant du « piège de Thucydide » la figure géopolitique du moment. Pour contenir la Chine, d’abord. Si l’idée de changer la Chine par la pression extérieure est abandonnée, s’il n’est plus question de contraindre la Chine à devenir l’économie de marché qu’elle n’est pas, les États-Unis veulent clairement obtenir de l’Union européenne son engagement pour réduire la place de la Chine dans les secteurs stratégiques, des panneaux solaires aux composants électroniques, et contrer sa montée en puissance. En marge du G20, la suspension des tarifs douaniers décidés par Donald Trump contre l’importation d’acier et d’aluminium d’Europe, contraires aux règles du WTO et celle des tarifs adoptés par l’Union européenne en retour contre les Harley-Davidson ou le bourbon américain, ont une signification évidente ; plutôt que de nous battre entre nous, entendons-nous pour nous battre contre la Chine !
Pour transformer les institutions multilatérales, ensuite. La grande innovation de l’accord est moins la suspension des tarifs pour 4,4 millions de tonnes d’acier européen pendant deux ans, et 3,3 millions de tonnes ensuite, que la conditionnalité environnementale et sociale qui y est associée ; l’accord conditionne la suspension du tarif aux conditions de production qui font de l’acier européen un acier « propre » — contrairement à d’autres, suivez mon regard, qui produisent de l’acier « sale ». Et se dessine déjà l’exigence de la liberté syndicale pour les ouvriers des aciéries, apte à réunir IG Metall et l’AFL CIO. En clair ; les États-Unis font la paix pour obtenir l’alliance de l’Allemagne, qui décide de celle de l’Union européenne. Et ils ouvrent un chapitre dans la reconstruction d’un WTO dont les critères seraient clairement politiques, incluant des éléments idéologiques divers défavorables à la Chine et faisant du modèle américain la référence mondiale.
Pour servir une politique, bien sûr et surtout. Le message des autorités américaines est clair ; les politiques de commerce international sont d’abord des politiques, elles servent des intérêts politiques, et en premier, l’intérêt national. Et voilà le nouveau tour du commerce international sur lequel l’Union européenne comme la France semblent bien en retard, un tour du commerce international qui met fin sans le dire au principe central sur lequel était fondé le WTO ; la politique devait rester en dehors des accords de commerce ! Seul, le business avait sa place dans les accords. Cette page-là est tournée, et bien tournée. Le réalisme américain a mis vingt ans à reconnaître ce que l’idéologie en vigueur dans l’Union ne lui permet pas d’accepter encore ; le libre-échange est un moyen économique au service de la puissance dominante, une arme au service de l’économie la plus compétitive. Quand l’économie la plus compétitive est la Chine, le libre-échange ne sert pas les intérêts des États-Unis, pas plus que ceux de l’Union européenne ; des millions d’emplois détruits, un tissu industriel ruiné, des territoires à l’abandon, ont été le prix à payer pour une pratique du libre-échange qui a d’abord bénéficié aux actionnaires de multinationales agiles à chercher le moins disant fiscal, social et environnemental. Et cette reconnaissance change tout. Quel pays autre que la France peut accepter que la totalité des équipements de son armée de terre vienne de l’étranger, et parfois, d’un étranger qui n’est pas ami ni allié ?
La fin du libre-échange américain
C’est clair, les États-Unis ont tourné la page de la naïveté économique. À travers le contrôle renforcé des investissements étrangers, exercé de manière discrétionnaire et au cas par cas, à travers un déploiement progressif de règles contre le travail forcé, le travail des enfants, le respect des droits de l’homme, la coercition exercée sur les entreprises, aussi bien que la protection de l’environnement, ils prennent tous les moyens de conduire la politique de leur intérêt national dans le domaine du commerce. Et aussi, de marginaliser au sein des institutions internationales les participants qui ne satisfont pas à des standards dont ils décident eux-mêmes, avec la complaisance assurée de l’Union européenne.
À nous de le reconnaître ; toute politique de commerce international met en jeu le progrès social, les emplois, le mode de vie. Elle met en jeu la sécurité nationale, à travers l’épineuse question des supply chains, de la diversification et du contrôle des approvisionnements. Elle met en jeu l’indépendance, si bien illustrée par le quasi-monopole chinois des batteries pour moteurs électriques (quelle ironie de constater que les aides d’État à l’achat de voitures électriques profitent d’abord à la Chine et confortent son monopole !), mais aussi la position dominante de l’Inde sur les génériques… et celle des États-Unis dans l’économie numérique.
Elle met en jeu le droit, et la surprotection des investissements étrangers par des cours d’arbitrage, une dérive qui limite gravement la capacité des États à poursuivre leur politique — et, par exemple, à s’opposer à la mainmise de la Chine. Et elle met en jeu l’environnement, à travers la course au moins-disant environnemental qu’a favorisée la globalisation. Pour le dire d’un mot ; c’en est fini et bien fini du temps où la seule perspective de la baisse des prix à la consommation justifiait les accords de libre-échange et l’extension démesurée des chaînes d’approvisionnement. Le temps est à reprendre le contrôle, à relocaliser dans certains cas, rapprocher et diversifier les sites de production dans d’autres, et plus encore, à garantir la sécurité des approvisionnements et les capacités de production nationales.
Le changement est majeur, et les élus démocrates qui l’assument le résument très bien ; la politique du commerce international doit être bénéfique pour les classes moyennes et les travailleurs pauvres. La recherche du prix le plus bas ne justifie pas tout — suppressions d’emplois, fermetures d’usines, dépendance extérieure, etc. Voilà sur quoi États-Unis et Europe doivent travailler ensemble. Sans s’illusionner sur leurs intérêts qui sont et restent différents. Mais pour rapprocher des positions divergentes sur l’économie numérique, ensuite. Pour affronter ensemble les grands sujets de sécurité, d’environnement, de développement. Mais surtout, et c’est sans doute le plus intéressant, pour que le commerce international apporte des bénéfices concrets au classes moyennes et aux travailleurs pauvres. Des bénéfices en emplois, des bénéfices en qualité du travail, des bénéfices en perspectives d’avenir, et donc, tout autre chose que la baisse des prix à la consommation !
Nous voilà loin de la religion du libre-échange qui a dominé la pensée obligée des trente dernières années. Le libre-échange est un outil économique comme d’autres — comme le sont les normes, les tarifs douaniers, et comme le sera la taxe d’ajustement carbone aux frontières. Un outil utile quand ses résultats sont bénéfiques pour la société tout entière. Un outil qu’il faut manier avec précaution quand ses effets peuvent détruire la capacité de production nationale dans des secteurs vitaux. Comme tout instrument économique, comme la Bourse ou les options, le libre-échange n’est ni bon ni mauvais en soi ; tout dépend du moment, de la manière, et des parties en présence. Les États-Unis l’ont bien compris, les Nations européennes ont peu de temps pour décider de leur intérêt national, et de le promouvoir sur la nouvelle scène de négociations qui se dessine.
Hervé Juvin
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