Est-ce son véritable objet ? La guerre livrée par la Russie en Ukraine contre l’OTAN et l’encerclement américain détourne l’attention de ce renversement du monde dont nous avons maintes fois évoqué la perspective. Et voilà qu’il s’accélère et devient irréversible. L’accord négocié à Pékin entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, après cinq semaines d’échanges permanents entre diplomates et services de sécurité des pays participants à l’accord, apparemment sans que les services de renseignement occidentaux en aient pris la mesure, entre probablement dans la catégorie de ces faits qui changent le visage du monde, mais ne sont reconnus que plus tard. Bien plus tard. Trop tard pour ceux qui n’auront pas voulu les voir.
Il faudra revenir sur les effets économiques d’un accord qui accroît la dédollarisation des paiements, ouvre des corridors terrestres entre la péninsule arabique, la Russie et la Chine, et comporte des perspectives nouvelles pour l’Iran comme pour la Turquie. Car il est clair qu’à mesure que plus de règlements se font hors dollar, plus de fonds s’investissent hors systèmes occidentaux dans les infrastructures de l’Iran, de la Syrie, de la Turquie et des pays du Golfe, moins ils viendront financer à travers les achats de titres de dette publique, les déficits abyssaux de l’Occident…
Mais d’abord, l’essentiel, qui est politique. Négocié sous l’autorité du Président Xi Jin Ping, l’accord institue la Chine dans un rôle de faiseur de paix et d’alliances jusqu’alors réservé aux États-Unis. Les erreurs commises par la diplomatie américaine, excitée par les intérêts de l’industrie de défense, trompée par les illusions de la toute-puissance, lui ont fait perdre ce rôle qu’elle avait plus ou moins bien revendiqué pendant un demi-siècle. Les conséquences seront immenses. Elles le sont déjà. Il suffit de voir la liste des pays qui se pressent aux portes de l’Organisation de commerce de Shanghai, ou des Brics. Quand l’Égypte, le Mexique, l’Indonésie demandent à se rapprocher d’organisations mises en place par l’entente entre la Russie et la Chine, il y a quelques raisons d’être attentif. C’est que l’accord de Pékin se veut un modèle ; par la méthode, par les clauses, publiques ou non, par les dispositions qu’il comporte, il prend le contre-pied des accords prétentieux, donneurs de leçons et contraires à la souveraineté des Nations que les États-Unis, comme l’Union européenne ou les Nations Unies ont si souvent imposés.
Tout autant, la nouvelle place prise dans leur région par les deux cosignataire d’un accord historique. L’accord de rétablissement des relations diplomatiques comporte des clauses de sécurité mutuelle garanties par des tiers, en l’occurrence la Chine et sans doute la Russie, qui ont une conséquence ; l’Iran est désormais protégé contre toute agression visant à détruire sa capacité de défense. Israël avait-il raison, ou tort, de presser les États-Unis de détruire le potentiel nucléaire iranien ? C’est fini. L’Iran est sanctuarisé, et ce n’est qu’au risque d’une guerre mondiale que ses capacités militaires pourraient être attaquées. Selon les mots de Gérard Chaliand, « inébranlable, inentamable, indestructible », l’Iran redevient la puissance régionale clé des échanges entre l’Arabie et l’Asie centrale qu’elle a été, une puissance qui semble avoir résisté à la récente révolution Orange préparée par des agents étrangers profitant du mouvement spontané des femmes iraniennes pour se libérer du port du voile, une puissance qui bénéficie d’une nouvelle reconnaissance internationale, n’en déplaise aux fulminations européennes.
Quant à la place désormais occupée par l’Arabie Saoudite, elle est dominante au Moyen-Orient — de nouveau dominante. Et ce n’est plus le rôle de gardien des Lieux Saints et d’organisateur des pèlerinages à la Mecque qui lui vaut ce rang.
D’abord, la capacité de l’Arabie Saoudite à conclure un accord avec l’Iran, c’est-à-dire d’un pays sunnite à s’entendre avec un pays chiite, s’il donne un exemple qui sera suivi, marquerait une rupture majeure avec une période de plusieurs décennies où la diplomatie occidentale s’est employée, avec succès, à entretenir et à accentuer les divisions historiques entre deux branches rivales de l’Islam. Si l’accord marquait la fin de la mauvaise guerre entre sunnite et chiite, s’il préparait l’unité du monde musulman, il aurait des conséquences actuellement peu imaginables.
Ensuite, la reconnaissance de la légitimité du combat palestinien pour un État autonome résulte de cette prise de conscience lors du Mondial de football du Qatar ; à voir les foulards, les drapeaux et les slogans spontanément présents dans les stades, la Palestine demeure bien un sujet majeur pour l’opinion publique du monde musulman, une propagande massive n’a pas étouffé la cause palestinienne. La manipulation des médias a trouvé ses limites. Inutile de dire que, par cette reconnaissance, l’Arabie Saoudite prend l’avantage sur des pays comme l’Égypte ou le Maroc qui ont cédé à l’imperium américain, aux délires du « Grand Moyen Orient » et conclu des accords plus communément connus sous le nom d’accords d’Abraham. Ces accords, expression de la colonisation américaine de la région, sont désormais caducs. N’ont-ils jamais été crédibles ? Les pays qui les ont validés, comme le Maroc et l’Égypte, sont les perdants d’une situation qui voit l’Algérie, la Syrie singulièrement renforcés — et qui interroge Israël sur les conditions réelles de sa sécurité à long terme.
Enfin, à travers sa participation prochaine aux organisations internationales constituées en dehors des États-Unis et des Nations-Unies, l’Arabie Saoudite fait preuve du réalisme dont témoignent tous ceux qui participent aux réunions des Brics, de l’OCS ou d’autres organisations analogues ; c’est là que se dessine le monde qui vient. Un retour en arrière n’est pas possible — l’Arabie Saoudite soumise aux accords du Quincy, des pays musulmans réduits à subir la tutelle de leurs ennemis, ont tourné la page. Elle ne se rouvrira pas..
L’Europe ferait bien de comprendre rapidement ce qui se passe dans cet Orient compliqué qui ne se résume pas aux clichés auxquels elle voudrait le réduire. D’abord, en cessant des opérations illégales, dépourvues de toute portée réelle et contraire à l’intérêt national bien compris — que font les forces spéciales françaises au nord de la Syrie, sous prétexte de protéger les Kurdes, complices du pillage par des sociétés américaines du pétrole syrien, et facteur de blocage de la reprise des relations diplomatiques avec le gouvernement syrien ?
Ensuite, en secouant la tutelle américaine, qui a conduit encore récemment le Parlement européen a voté massivement des sanctions contre l’Iran, au prix d’ingérences manifestes dans les affaires intérieures d’un pays souverain, au prix surtout d’une arrogance qui se paiera. Encore, en discernant des transformations rapides des rapports de force qui voient Mohammed Bin Salman déjouer les préventions dont il faisait l’objet, se poser en chef sans rival, et revendiquer une dimension visionnaire, une autorité et un prestige qui tirent toute la région vers le haut — des Émirats arabes unis au Qatar et d’Oman à Barhein, tous bénéficient d’un nouveau leadership régional.
L’accord survenu à Pékin complique singulièrement les affaires de la Turquie, confrontée en plus des destructions liées au tremblement de terre et à l’incertitude de la prochaine élection présidentielle, à la primauté désormais acquise de l’Arabie Séoudite sur l’Islam proche-oriental. La Turquie n’est plus le leader potentiel du monde musulman. Retrouvera-t-elle ce rôle en Asie centrale ? Prendra-t-elle sa place dans ce nouveau croissant fertile qui unirait la Russie à l’Arabie et au Golfe Persique comme à la Méditerranée, pour le cauchemar de l’OTAN ? Car cet accord, qui entend mettre fin à la guerre au Yémen — l’Arabie Saoudite y finance les salaires des fonctionnaires — et prévoit des dispositions concrètes de désarmement des milices, de pacification des échanges, des informations et de la propagande, jette les bases de futurs accords de paix régionaux qui répondront aux conditions effectives de la guerre hors limites que livrent les États-Unis, et aussi l’Union européenne, contre les États souverains. Les clauses qui invalident les opérations de déstabilisation extérieures, qui encadrent strictement les organisations financées de l’étranger, qui interdisent toute propagande, toute désinformation et toute opération hostile venue de l’extérieur, sous toutes ses formes et sous tous ses moyens, sont prophétiques — ce seront les conditions de tout accord de paix effectif dans les prochaines années, parce que ce sont les clauses qui excluent cette guerre non conventionnelle que la globalisation et le capitalisme totalitaire livrent à toute société qui entend décider elle-même de ses lois, de ses mœurs et de son destin. Le principe de souveraineté redeviendrait-il le nouveau principe de l’ordre mondial en construction ?
Par leur accord, l’Arabie Saoudite et l’Iran réunis à Pékin ont inauguré les conditions à venir de la paix dans la région, et dans le monde. Ils annoncent la fin de ces fantaisies politiques qu’ont été le devoir d’ingérence ou la responsabilité de protéger, qui ont fait de tant de victimes en enrichissant si bien leurs promoteurs. Et ils signalent que c’en est fini, et bien fini, des leçons de l’Occident au reste du monde. Ceux qui se battront bientôt pour leur survie n’auront plus les moyens de se poser en maîtres d’un monde dont ils auront été les exploitants abusifs et les mauvais intendants.
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