Qui ne connaît l’image du colosse aux pieds d’argile ?
L’étonnante résilience russe — l’économie devrait enregistrer en 2023 une croissance faible, mais positive — contraste avec les faiblesses manifestes d’économies occidentales prises au piège de leurs propres sanctions. Comme Jacques Sapir l’a récemment rappelé dans un article décapant, publié par American affairs (winter 2022), le système comptable adopté sous l’égide des cabinets d’audit américains, et avec pour seule référence la « market value », aveugle l’Occident sur la véritable richesse de la Russie, comme d’ailleurs celle des autres détenteurs de matières premières et d’outils industriels. Qui a pu croire que la puissance économique de la Russie était comparable à celle de l’Italie ?
La situation invite aux examens de conscience, et à la correction des erreurs passées. La facilité impute au libre-échange et à la course au prix le plus bas, la responsabilité majeure des faiblesses occidentales, à commencer par la désindustrialisation. Le remède semble tout trouvé ; conditionner les échanges à l’alignement stratégique, le commerce entre amis ; punir les échanges inamicaux, par les sanctions économiques, commerciales et financières.
Il serait pourtant dangereux de s’en tenir là. D’abord parce que la fameuse « conditionnalité » que le Département du Commerce américain veut imposer à ses collaborateurs européens est rejetée par le reste du monde — et n’est pas sans poser quelques questions à l’Union européenne, notamment sur les manipulations dont elle est l’objet. Qu’en pense Berndt Lange, le Président allemand de la Commission du Commerce international alors que l’Allemagne est la première cible de l’offensive industrielle américaine, et déjà sa victime ?
Ensuite, parce que la réindustrialisation suppose des capacités dont beaucoup sont perdues sans retour possible à court ou moyen terme, qu’elle appelle des baisses du pouvoir d’achat politiquement explosives, et mobilise des capitaux pour une rentabilité future qui ne peut être fondée que sur l’intervention massive de l’État, comme l’exemple des renouvelables hyper-subventionnés le prouve abondamment. Enfin, et surtout, parce que c’est tout le système néolibéral américain imposé au reste du monde qui est en cause — et qui s’effondre sous nos yeux.
Premier coupable de l’affaiblissement américain hélas étendu à l’Europe, le dogme des privatisations et leur extension aux domaines régaliens, notamment la Défense. Privatisation signifie appel au capital privé, et donc dépendance aux critères de rentabilité exigés par les gérants de capitaux à travers les marchés financiers. Privatiser non seulement les industries de défense, mais aussi les services nécessaires aux armées, de la surveillance des bases militaires à l’entraînement des soldats et à leur équipement, conduit à quelques situations intéressantes, par exemple celles où des islamistes radicaux sont appelés à sécuriser des camps d’entraînement, ou encore à servir de moniteurs de sport. Il est plus grave que la « loi du marché », en l’occurrence la course au prix le plus bas, conduise à la perte de contrôle sur les sous-traitants des sous-traitants — où, par qui et comment, plus personne n’en sait rien.
À cet égard, la France doit veiller à maintenir la fonction centrale de la Direction Générale de l’Armement, qui a jusqu’ici pu assurer l’unité et la continuité des marchés de la Défense, et surtout contrôler la quasi-totalité des prestataires et fournisseurs — en sera-t-il de même demain, quand tant de rapaces tournent autour du programme pluriannuel 2024-2030 ?
Second coupable trop peu analysé, le modèle d’affaires imposé avec arrogance par les cabinets de conseil qui ont fait main basse sur les marchés de la Défense. Chacun sait, ou devrait savoir, comment ce sont des auditeurs et consultants qui ont détruit le service de santé des Armées, certes coûteux, mais dont le renom valait au Val de Grâce de voir débarquer des chefs d’État et dirigeants de partout dans le monde. Mais comment calculer la rentabilité d’un outil diplomatique d’exception ?
Il est plus grave que le « zéro stocks, zéro délai » venu du toyotisme et du « juste à temps » et appliqué sans aucune attention à la singularité des industries de Défense, d’Éducation ou de Santé, ait vidé les stocks, en effet lourds à financer, conserver, garder et entretenir, dans les armées comme dans les hôpitaux, et qu’elle ait allongé démesurément les chaînes logistiques, et fait perdre à la Nation son autonomie industrielle — combien de temps avant que la France puisse fabriquer les munitions, les armes, les équipements dont elle a besoin ? l’exemple des masques et des respirateurs aurait dû donner à réfléchir… Il faudrait aller plus loin, pour étudier à quel point le modèle d’armée modulaire, high tech et hors sol doit aux dogmes globalistes diffusés par les grands cabinets d’audit, pas par hasard tous Américains. Comment concilier le globalisme qui ignore les frontières, avec la défense des frontières qui est l’ultime fonction de la Défense ? Nous laisserons cette réflexion au CEMA, qui ne manque pas de sujets d’attention.
Troisième coupable, et aussi suspect inattendu, les droits de Propriété Intellectuelle (IPR). La création et le commerce de ces droits ont pris une place prépondérante dans le capitalisme américain, place mal connue et peu débattue. Des voix se font pourtant entendre (par exemple ; Herman Schwartz, « Corporate Strategies and US stagnation, American Affairs, Fall 2020) pour dénoncer le système juridique qui en est à l’origine comme un facteur majeur de destruction des entreprises, du tissu économique, et de la sécurité collective. Avec acuité, elles pointent une réalité trop peu connue ; un grand nombre des marques les plus connues, marques de produits parmi les plus vendus dans le monde, d’Apple à Nike, ou de Hilton à Qualcomm, est la propriété d’entreprises qui ne produisent rien, qui n’investissent pas et emploient très peu.
La seule véritable activité de plusieurs des premières entreprises mondiales par les revenus et les capitaux gérés (la plaisanterie citée par The Economist veut qu’Apple soit une banque d’affaires qui par ailleurs produit des téléphones !) est la gestion du portefeuille des droits de propriété intellectuelle détenus, et la gestion juridique et financière des relations avec les centaines ou les milliers d’entreprises qui opèrent sous la marque et exploitent les IPR associés. Ce qui revient à dire que certaines des premières entreprises mondiales ne sont plus que des guichets de péage, qui perçoivent une rente sur toute production.
Ce qui revient aussi à dire que ces entreprises tirent leur fortune du blocage de toute innovation, donc de la concurrence dans leur secteur, qu’elles favorisent des délocalisations massives pour capter la plus large part de la valeur ajoutée des produits dont elles détiennent les droits, et qu’elles développent une extension illimitée du mécanisme des IPR qui va jusqu’à menacer la liberté de la recherche académique, l’information du consommateur ou la sécurité des populations, réduites à la dépendance.
Herman Sshwartz pointe deux effets majeurs de la montée des IPR dans la stratégie des plus grandes entreprises mondiales. D’abord, leur caractère fondamentalement monopoliste ; les IPR créent des monopoles de fait, en élevant la barrière d’accès au marché de manière démesurée. Ensuite et surtout, leur impact destructeur pour les communautés et les territoires.
Ce n’est pas seulement dans les hautes technologies, mais tout simplement à travers les Franchises créées par l’exploitation d’une marque et d’un modèle économique que les marges commerciales sont aspirées vers des monopoles, loin des territoires, des exploitants et des entreprises qui embauchent qui investissent, mais qui sont exclues de la plus grande part des profits qui remontent, en quasi-franchise d’impôt, vers le franchiseur propriétaire de la marque et du modèle d’affaires — de la coiffure à la restauration en passant par les hôtels, le modèle d’extorsion de la valeur fonctionne ; faut-il rappeler que la marque Hilton est gérée par une entreprise multimilliardaire, qui ne gère même pas 1 % des hôtels qui portent son enseigne ? Peu d’impôts, très peu d’emplois, encore moins d’investissement ; est-ce là ce que le capitalisme entrepreneurial produit de meilleur ?
Effet de la financiarisation, du libre-échange sans doute. Effet surtout de cette sidération qui interdit le voir en face la réalité ; l’obsession financière produit la ruine de l’Occident qui s’y abandonne. Que se passe-t-il si des Nations refusent d’honorer les IPR, de payer des rentes indues, et font bloc contre les sanctions extraterritoriales américaines ? Une économie qui ne produit que de l’argent mange, boit et reste au chaud tant qu’elle trouve des économies qui lui vendent de quoi manger, se chauffer et boire. Qu’en sera-t-il quand nulle part son argent n’achètera plus rien ?
Hervé Juvin
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