Et si les conséquences politiques et sociales de la réponse au COVID19 comptaient à la fin bien plus que les effets directs et indirects de la maladie ?
Télétravail, des heureux
Et si la réponse au COVID19 avait accéléré la fin de la société salariale européenne, de sorte que c’est est fini du travail au bureau, des immeubles de bureaux, et de la vie au travail telle que la société du tertiaire l’a réalisée et vécue pendant un demi-siècle, partout en Europe, telle qu’est s’est généralisée au point que l’universalisation du salariat semblait écrite ?
Cette société de conseil, sise à la Défense, réduit sa superficie de bureaux des deux tiers, économisant au passage plusieurs centaines de milliers d’euros de loyers, et adopte le principe du « deux tiers télétravail ou chez le client, un tiers au bureau ou chez le client ».
Ce cadre dirigeant d’une banque voisine le reconnaît à mi-voix ; après un premier confinement (raté) à Paris, un second confinement (réussi) sur le bassin d’Arcachon, devenu virtuose dans l’art de manier téléconférences et webinaires, l’idée de revenir au bureau chaque jour de la semaine est devenue totalement improbable, et le travail à distance s’impose comme une évidence.
Et ces investisseurs britanniques et luxembourgeois de faire leurs calculs ; mettre en télétravail la majeure partie des salariés employés des sociétés dans lesquels ils ont investi, économisé l’espace de bureau, les abonnements et les frais correspondants, peuvent augmenter les dividendes de moitié dans l’année !
Ils ne font que tirer objectivement les conséquences financières d’un état de fait que bien peu semblent vouloir regarder en face ; les entreprises, et en fait leurs actionnaires, ont réussi ce dont ils rêvaient depuis longtemps, reporter le coût de l’outil de travail sur le salarié. Nous en revenons au travail à domicile, au travail à façon, au travail à la pièce !
Le nonélétravail soulève de vraies questions pour notre société
C’est entendu, le salarié pourra, ou devra, être en télétravail la majorité du temps — rappelons que dans une France dont les services représentent plus de 70 % de l’activité, c’est à peu près le tiers des salariés dont la nature du travail n’implique pas la présence physique sur le lieu de travail, chez le client, ou dans un lieu défini ; le déport des tâches vers le client final (par exemple dans la banque, qui rêve de fermer ses guichets et de déporter toutes les opérations sur le numérique) accélère l’évolution en ce sens.
Qu’en est-il du télétravailleur ? Qu’il travaille depuis son appartement, sa résidence secondaire, ou un bureau qu’il a loué, c’est à lui d’assumer le coût de son lieu de travail, des abonnements d’électricité, de chauffage, d’Internet qui vont avec, et de son poste de travail (bien sûr, certaines entreprises prendront tout ou partie de ces coûts en charge. Seront-elles les plus nombreuses ?) Et, pour les entreprises qui n’ont pas de chèques déjeuner, et au titre de dispositions récentes du gouvernement, c’est à lui de supporter intégralement le coût de ses repas. Il est généralement estimé qu’un poste de travail acceptable occupe au moins 5 min 2 s à 6 min 2 s. Pour certains, le prix du m2 est négligeable ; à Paris, ou dans les autres métropoles, disposer d’un bureau individuel pour télétravailler est un luxe qui se paie, et quine pourra pas toujours se résumer à occuper un coin de la table de la cuisine, ou du salon !
L’organisation concrète du télétravail dans la durée pose des questions à ce jour peu résolues. Celles bien sûr de la construction et de l’animation du collectif ; que devient l’équipe, le service, l’entreprise même, quand les contacts à distance se substituent à la proximité du lieu de travail commun ? Et que devient cette fabrique de l’intelligence collective et de l’intimité professionnelle qu’est la machine à café, ou le restaurant d’entreprise ? Celles de la gestion du temps de travail, de la disponibilité et de la présence au travail.
Vers une réorganisation complète du lien salarial !
Qui n’a des exemples des débordements auxquels les mails, les téléconférences, les messages « urgent » envoyés à des heures baroques, soumettent des salariés qui de fait, n’ont plus d’horaires — c’est-à-dire ne ferment plus jamais la porte du bureau ; ils n’ont plus de bureau ! Et qui n’anticipe une déstructuration des temps sociaux qui transforme tout ce que nous croyions savoir sur la séparation entre temps de travail et loisir, entre présence au bureau et temps amical ou familial, etc. ? Le plus grave est d’une tout autre portée ; elle touche le fonctionnement démocratique lui-même. Le contact direct, dans l’entreprise comme entre citoyens, permet de confronter les points de vue, d’opposer les opinions, de creuser les désaccords — pas la téléconférence. La fabrique de la bonne décision, comme celle du vote, suppose cette expression qui peut avoir lieu en face à face, mais que les figurines en damier sur l’écran de « zoom » ne permettent pas. Dans l’entreprise comme à un Parlement européen tenté par le « tout virtuel », il faut mesurer ce qui est perdu, et qui s’appelle construction collective de la décision et du choix.
Il est plus que vraisemblable que les entreprises saisissent l’occasion donnée par la réponse publique à la pandémie, le télétravail, pour pérenniser et généraliser une modalité de travail qui a pour elles d’immenses avantages, au moins à court terme — et d’abord, celle de diviser les prix de leurs loyers et de leurs fournitures. Et il est tout aussi vraisemblable que cette occasion débouche sur une remise en cause du salariat, comme lien de subordination, comme engagement réciproque dans le temps, et comme institution de socialisation. Quand tout le travail est effectué « à la maison », avec un contact épisodique avec le chef de service, le manager ou le directeur qui agissent en donneurs d’ordres et en maître d’œuvre, avec un contrôle qualité et des livrables prédéfinis, qui a dit que le mot de « salarié » avait encore un sens ? Que deviennent la subordination et le lien hiérarchique, sinon ceux d’un prestataire à son client ? et quelle est la différence en un salarié en télétravail permanent, et un contrat de service de longue durée ?
Les expériences accumulées récemment, comme les expériences plus anciennes conduites dans des entreprises (EDF, etc.) et sous le contrôle de syndicats attentifs ont mis en avant l’ambigüité du télétravail, les risques de désocialisation qu’il peut entraîner, la difficulté à maintenir des rythmes de vie structurés, la difficulté plus grande encore à partager le savoir et à faire progresser la communauté de travail en mutualisant les retours d’expérience. La pression du court terme laisse peu de choix aux entreprises. C’est là que la politique sociale et conventionnelle devrait reprendre ses droits. Comme politique industrielle, comme politique des revenus, politique de l’emploi et politique du travail ne sont pas des gros mots.
Et tout indique, des effets inouïs du numérique aux pratiques issues de la pandémie, qu’aucun gouvernement ne pourra longtemps laisser sans y répondre une situation qui conduit à la fois à l’éclatement du salariat comme nous l’avons connu, à une précarisation de l’emploi et des parcours professionnels sans précédent, à une « ubérisation générale » des emplois (nombre de professions dites « intellectuelles » se trouvant ravalées au rang de « petits boulots » précaires), et peut-être aussi à des libertés des offreurs de compétences et de services qui peuvent déboucher sur de nouvelles dynamiques et de nouvelles performances — hors de l’entreprise comme nous la connaissons, et de l’emploi comme nous l’avons connu.
L’entreprise comme assembleuse de compétences externes, l’entreprise comme conceptrice et ordonnatrice de réseaux de prestataires travaillant à la demande ; le travail comme travail à façon, travail à la demande, le travail comme prestation de service, disponibilité, ou vente d’informations ; ni les entreprises seules, ni les salariés devenus autoentrepreneurs, seuls, n’ont la capacité d’organiser, structurer et sécuriser leurs relations, et d’organiser la nouvelle société qui remplace déjà la société salariale. Car l’État seul, et les institutions, et la négociation collective peuvent faire de cette transformation un progrès, et assurer que la facilité du télétravail et le mirage du travail chez soi débouchent bien, pour finir sur le meilleur travail et la meilleure activité.
Hervé Juvin
0 commentaire