Le ton monte en mer de Chine. L’objet ? Taiwan, grande île au large de la Chine continentale, face à la ville côtière de Xiamen dont un certain Xi Jin Ping a été le maire, au début de son extraordinaire destin politique. A quelques encablures de Xiamen, l’île des pianos attire des millions de visiteurs ; sur cette île étaient autorisés les très rares fabricants de pianos classiques, la tradition demeure, et la musique de piano résonne au long des rues. Mais c’est une tout autre musique qui résonne autour de Taiwan ; celle des avions chargés de missiles, celle des flottes de guerre, celle des messages d’alerte. La rumeur de guerre qui monte est prise de plus en plus au sérieux par les États-majors. Elle a suscité l’intérêt de parlementaires européens, qui ont monté une mission à Taipeh au début de ce mois de novembre 2021, visite largement médiatisée par la presse locale. Elle préoccupe aussi les gouvernements, sur fond de montée générale des tensions entre une hyperpuissance américaine et ses colonies qui ne supportent pas de voir leur domination mise en question et risquent de se laisser enfermer dans le désormais fameux « piège de Thucidyde », sur fond aussi d’interrogations ; qu’est-ce que la République populaire de Chine veut faire de Taiwan ?
Premier rappel ; Taiwan, c’est la Chine. Dans l’histoire, à part à de très rares périodes, la grande île a toujours fait partie de l’Empire du Milieu, ses populations sont les mêmes, les citoyens de Taiwan sont des Hans comme les autres (plus de 80 % de la population chinoise, 95 % à Taiwan !) Les évènements qui ont conduit Tchang Kaï Chek et les débris de son armée à chercher refuge à Taiwan après la victoire militaire et la prise de pouvoir des maoïstes, en 1949, n’y changent rien ; poussière au regard de l’histoire longue, qui voit les échanges entre l’île et le continent attestés depuis quatre millénaires ! La géographie est sans ambiguïté ; seuls peuvent nier la détermination géographique ceux qui rêvent que nous en ayons fini avec la distance, le relief et le climat, bref que nous ne sommes plus « prisonniers de la géographie » (voir le livre de Tim Marshall, « Prisoners of geography »).
Deuxième rappel ; la République populaire de Chine n’a jamais fait mystère de sa volonté de récupérer Taiwan, sur la base d’une promesse d’apaisement ; « un seul pays, deux systèmes ». Tout dépend de la manière et du délai, mais il paraît acquis à la grande majorité des Chinois, ceux du continent comme ceux de Taiwan, que tôt ou tard, la réunification aura lieu. Jusqu’alors, l’histoire s’est jouée sur le front de la diplomatie, la République populaire de Chine obtenant d’être désignée comme ; « la Chine » dans tous les documents diplomatiques et les institutions internationales, faisant pression sur les gouvernements pour qu’ils ferment leurs représentations diplomatiques à Taiwan et ne reconnaissent pas Taiwan comme un Etat indépendant, et travaillant à exclure Taiwan et ses représentants des institutions, forums et manifestations internationales. Elle s’est jouée et se joue aussi sur le front économique, mille liens commerciaux, industriels et culturels devant provoquer une union de fait entre l’ïle et le continent, et créant une dépendance qui conduira tôt ou tard Taiwan à accepter une réunification en droit devenue une réalité de fait. Et elle se joue bien entendu sur le plan militaire, les récentes et très nombreuses incursions d’avions militaires chinois dans l’espace aérien de Taiwan, comme les manœuvres de la flotte chinoise et l’entourage de sous-marins chinois, étant destiné à clairement faire entendre le langage de la raison ; rien ne sert de résister face à l’écrasante supériorité militaire chinoise et à la résolution de ses forces. Convenons simplement que le précédent de Hong Kong n’incite pas à la confiance dans un modèle qui tend à se simplifier ; un pays, un système !
Troisième rappel ; les États-Unis, pas plus que l’Angleterre, ne sont chez eux dans la mer de Chine. Que diraient les États-Unis si la Chine établissait des patrouilles régulières entre Cuba et la Floride, au nom de la liberté des mers ? Que disent-ils du principe d’autodétermination en Crimée, voire dans un Texas qui rêve de faire sécession ? Et ils ne sont pas bienvenus en Asie. C’est l’évidence pour tous les Asiatiques, y compris ceux qui voient avec grande méfiance la montée en puissance de la Chine. Même si les États-Unis avaient adopté une position ouverte, et parfois coopéré avec la Chine rouge de Mao dans les premières années, l’agressivité manifestée à l’égard de la Chine est considérée comme une erreur succédant à d’autres erreurs, la plus considérable ayant été l’admission de la Chine au statut d’économie de marché et à l’Organisation mondiale du Commerce en 2001.
Quant aux autres donneurs leçons britanniques et Européens, qu’ils sachent que toute l’Asie est solidaire de la mémoire chinoise des Traités inégaux et du sac du Palais d’été, comme elle l’est de l’ouverture du Japon au commerce américain sous les canonnières américaines en 1850. Les puissances occidentales ont fait valoir leurs intérêts en Asie sous couvert de leurs « valeurs » par la force, la tricherie et la corruption. La dynamique de la Chine fait partout en Asie plus d’envieux que d’adversaires — et ce sont parfois les mêmes. Et rien n’est plus comique que de voir « Le Monde » titrer sur « l’isolement de la Chine », alors que la Chine est à l’origine du plus grand marché intégré du monde, devant l’Union européenne, et que des dizaines de pays, représentant plus de la moitié de la population mondiale, y compris venus d’Afrique et d’Amérique latine, se pressent à la foire de Shanghai ou aux grandes manifestations qu’elle organise !
Et voilà bien la question qui se dessine ; et si le rêve chinois prenait consistance, et si le modèle chinois était en train de devenir plus attractif que le modèle « libéral » dont se gargarise la bien-pensance européenne ? Le temps n’est plus de débattre si oui ou non le maoïsme a permis de donner à manger à un milliard de « petits chinois ». Le temps est venu de reconnaître la réussite du passage de la population chinoise de la pauvreté à la petite aisance puis de la petite aisance à la moyenne aisance, et à ce qui vient ensuite — la puissance. Le temps est aussi de reconnaître qu’au sortir des terribles convulsions des Seigneurs de la Guerre, de l’occupation japonaise, des désastres du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle, la paix, la sécurité et la prospérité que partage la majorité de la population chinoise fait des envieux, et bien au-delà de l’Asie.
Maintes contraintes sans doute, mais pour quel niveau de sécurité dans l’espace public ! Un contrôle social omniprésent, certes, mais n’est-ce pas le modèle que suivent depuis le COVID19, ou à la faveur du COVID19, la très large majorité des pays occidentaux, qui ont jeté par-dessus bord toutes les libertés individuelles au nom de la sécurité sanitaire, et qui mettent en place avec le pass sanitaire un contrôle permanent et des discriminations systématiques ? Et le temps est de reconnaître que la fièvre nationaliste qui avait à maintes reprises mobilisé la population de Taiwan contre la République populaire menaçante est bien retombée. En témoignent notamment ces réflexions de militaires américains constatant le peu d’appétit des jeunes Taiwanais pour le métier des armes, leur moindre appétit encore pour livrer une guerre de défense de leur pays. Et ces militaires, rendus plus lucides par l’expérience afghane, de poser ouvertement la question ; faut-il vraiment aller se battre pour sauver ceux qui ne veulent pas se battre pour eux-mêmes ? Et les sauver de quoi, au juste ?
Vaste question, qui appelle et appellera bien des réponses. Mais qui laisse de côté ce fait ; à terme, le rattachement de Taiwan à la Chine paraît inéluctable. Tout est question de moment, et de forme. L’intelligence, et sa propre culture stratégique voudraient que la Chine attende patiemment le moment venu de cueillir un fruit mûr. L’intelligence voudrait que les États-Unis comme les Nations européennes comprennent qu’elles ont besoin de la Chine, qu’elles ont laissé se développer une interdépendance qu’il est question de maîtriser pour la gérer, pas de supprimer pour l’ignorer ; nuire gravement à la Chine serait se nuire gravement à soi-même — et d’ailleurs, si les Chinois veulent demeurer chinois, et l’Empire demeurer tout ce qu’il est, qui pourrait y trouver à redire ? L’ambassadeur auprès l’Union européenne, Zhang Ming, ne disait pas autre chose le 15 novembre dernier quand il soulignait le risque pour l’Europe de perturber les chaînes d’approvisionnement qui voient plus d’un train par jour partir de Chine pour l’Europe de l’Ouest, pour des « conditionnalités » diverses, prétextes politiques discriminatoires ! L’intelligence voudrait aussi que la Chine donne l’exemple à Hong Kong d’une application éclairée et bienveillante de la théorie ; « un pays, deux systèmes », ce qui ne semble pas être aujourd’hui le cas.
Mais l’intelligence dépend aussi des circonstances. Les circonstances voient l’accumulation des moyens militaires, l’énervement gagner de multiples théâtres d’opérations, de l’Est de l’Ukraine au Sahel et du Haut Karabagh à l’est polonais, et provoquer des incidents dont il faut espérer qu’ils demeurent sous contrôle. Et craignons que l’accumulation des préjugés, des peurs et des moyens ne conduise les uns à se départir de leur proverbiale maîtrise du temps long, les autres à oublier qu’il y a des guerres qui ne peuvent être gagnées, les uns et les autres à laisser la force des choses et les accidents des armes déclencher un conflit dont, comme toujours, seul le pire serait gagnant.
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