Après quatre semaines de « vacances » forcées pour raisons de santé, je retrouve le Parlement européen. Mme Lagarde, nouvelle Présidente de la BCE, fait preuve d’un art éprouvé pour ne pas répondre aux questions qui lui sont posées et conserver toute sa liberté de manœuvre pour les semaines à venir. Et qu’attend la France, qu’attendent ses partenaires européens, pour définir leur projet pour l’Eurasie ? J’ai le plaisir, le mercredi 4 décembre, d’ouvrir le premier colloque de la Fondation « Identité et Démocratie »
Le mur de l’ouest
Le calendrier s’accélère, avec des dizaines de textes à examiner en « Econ » et « Inta » respectivement commission des affaires économiques et financières, et du commerce international. Et, dans les couloirs, je sens que le ton monte vis-à-vis de la France. Même floue, la volonté affichée par le Président Emmanuel Macron de nouer un dialogue stratégique avec la Russie devrait lui valoir bien vite des attaques ciblées destinées à faire tenir ce « mur de l’Ouest » que les atlantistes opposent à toute entente à l’Est.
La juste opposition de la France à l’ouverture de négociations préalables à l’entrée de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne se heurte à la fureur des mêmes atlantistes, qui semblent confondre élargissement et renforcement — nous sommes bien placés pour constater le contraire à chaque séance ! Et certains débats autour de la « taxonomie » applicable aux sujets écologiques tournent à l’agression contre les intérêts français, en l’occurrence l’industrie nucléaire ; il est vrai que les Verts allemands digèrent mal l’échec retentissant et ruineux de la supercherie des énergies renouvelables — très peu d’énergie, beaucoup d’argent, et des effets pervers qui restent encore à découvrir — que fait par contraste ressortir la situation Française très favorable de l’énergie, grâce au nucléaire.
La perte de compétences industrielle ne se rattrape pas
Qu’importe ! Je continue à expliquer, à débattre, et à apprendre. Deux dîners à Paris avec des industriels venus de l’industrie lourde — il en reste ! — m’ont renforcé dans cette conviction : l’abandon de toute politique industrielle et le refus de définir une stratégie nationale en matière industrielle se paient et se paieront cher. Je sais que les statistiques veulent que, pour chaque entreprise française vendue, plusieurs sont achetées, et qu’au moment où certains s’inquiètent de la vente de Latécoère ou du futur de Naval Group, LVMH achète Tiffany — beaucoup plus cher, avec beaucoup plus d’espoir de dividendes.
Mais je sais aussi que la perte de compétences industrielle ne se rattrape pas, que certaines industries sont des vecteurs essentiels de souveraineté, et que d’autres conditionnent directement l’indépendance de notre défense. Et je constate à Bruxelles et à Strasbourg à quel point la rhétorique de l’Union cache mal l’obstinée prévalence des intérêts nationaux. Qu’attend la France pour se mettre en ligne de bataille ?
Fondation Identité et Démocratie
Et qu’attend la France, qu’attendent ses partenaires européens, pour définir leur projet pour l’Eurasie ? J’ai le plaisir, le mercredi 4 décembre, d’ouvrir le premier colloque de la Fondation « Identité et Démocratie », consacré à l’initiative « Ceinture et Route » (BRI) par lequel la Chine entend offrir une infrastructure d’échanges inédite entre l’Europe, l’Asie centrale et la Chine.
L’ambassade de Chine est bien représentée, ainsi qu’une des plus prestigieuses universités chinoises qui a envoyé un de ses enseignants ; et vingt nationalités sont là, de l’Inde à Saint-Domingue et du Qatar au Pakistan ou au Bangla Desh, sans citer nos collègues allemands, italiens, slovaques ou serbes, algériens ou tunisiens.
Bien des invités français ont été effrayés par les grèves qui commencent le soir même, et pourtant le sujet est décisif. D’abord par son ampleur ; le plus grand projet d’infrastructures terrestres jamais conçu depuis la Grande Muraille ! Ensuite, par son symbole ; celui du train qui conduit en treize jours, chaque semaine, un convoi de wagons de marchandise de la Chine centrale jusqu’à l’Asie centrale pour finir à Duisbourg, en Allemagne ! Enfin, par l’absence de débat, de décisions et d’initiatives européennes sur ce sujet qui pose avec clarté la question de l’utilité de l’Union. La situation est claire ; dans le passé, chaque Nation européenne a négocié seule, pour son compte et pour son intérêt.
L’Italie, le Portugal, la Grèce bien sûr, mais aussi le Luxembourg, et nos voisins suisses, sont déjà engagés dans des coopérations fortes avec la Chine. Sans le dire, l’Allemagne est de très loin le premier partenaire européen des routes de la Soie, avec une part très significative de ses échanges globaux, suivie, quelle surprise, par la Grande-Bretagne – la France est loin derrière. Peu importe ; mais l’Union a-t-elle pris l’initiative d’informer, de débattre, de conseiller les Nations ? Plus encore, face à l’évident intérêt des échanges avec la Russie, avec les Républiques d’Asie centrale, avec la Chine, l’Union européenne peut-elle se prévaloir de la moindre initiative ?
Bien endoctrinés par l’OTAN et ses agents, beaucoup se contentent d’évoquer les menaces et les risques que le projet « BRI » ferait peser ; surendettement, assujettissement aux lois et normes chinoises, mise en place d’un système sécuritaire géré depuis Pékin, ingérence dans les affaires intérieures des participants, voire extraterritorialité du droit chinois…
Peu importe si certains méritent attention, quand d’autres relèvent du fantasme ; on n’oppose pas des peurs à un projet qui avance et qui marche ; on lui oppose un autre projet, d’autres promesses, d’autres opportunités. La perspective de sortie du dollar ; la capacité de monter des systèmes de paiement et de règlement hors d’atteinte du DOJ (Department of Justice) et des lois américaines ; la possibilité d’accès à Internet et aux réseaux hors de l’espionnage tentaculaire des Gafam et des services américains ; la diversification des sources d’approvisionnement en énergie, en ressources et produits stratégiques ; la capacité enfin de constituer l’Europe en troisième pôle, force indépendante et point de bascule entre l’Empire atlantique et le pôle asiatique… Autant d’éléments déterminants dans l’accession des Nations européennes au rang de puissance d’équilibre mondial, ou bien à leur asservissement à l’un des deux pôles déjà affrontés. Qui y pense, qui s’y emploie, qui la construit, cette alliance des Nations libres d’Europe ?
Le colloque s’achève sur des questions sans réponses, sur une prise de conscience générale — nous ne pourrons pas rester sans agir — et sur un constat d’une autre nature.
Jeunes, engagés, brillants, à l’aise sur un plateau, devançant la contradiction, nos interlocuteurs chinois ne sont plus ceux que nous connaissions voici dix ou quinze ans. Au moment où d’éminents auteurs s’inquiètent de la baisse du quotient intellectuel aux États-Unis et en Occident, au moment où des classements comme « PISA », certes sujets à caution, attribuent d’éclatantes premières places à la Chine, comment ne pas penser que la guerre de l’intelligence, du savoir et de la culture est engagée, celle que nous, surtout nous, Français, ne pouvons pas perdre ?
Mais, j’oubliais ; pour les belles âmes qui ont fait la leçon à Mme Van der Leyen, coupable d’avoir évoqué un « mode de vie européen » à défendre, il n’y a pas de culture européenne, il n’y a pas de mode de vie européen, il n’y a pas d’Européens. Et voilà ce qu’annonce l’Union, une Europe qui n’a plus à se défendre, ni à se projeter, parce qu’en Europe, il n’y a rien !
Hervé Juvin
2 commentaires
Philippe du Roy de Blicquy · 7 janvier 2020 à 18 h 14 min
c’est rarissime d’avoir une vision de l’intérieur de ce qui se passe à Bruxelles et à Strasbourg.
Les médias étant devenus incrédibles, nous n’avons aucune source disponible.
Monsieur Juvin, faites vous moins rare svp! vous pourriez par exemple avoir deux « fréquences »; une fréquence bi-mensuelle « d’actualités » et une fréquence mensuelle de « zoom » sur un sujet plus approfondi.
Hervé Juvin · 8 janvier 2020 à 7 h 42 min
Bonjour Monsieur,
Je vous remercie pour votre message chaleureux. Je prends note de vos remarques et je vais tâcher de faire au mieux !
Comme je le précisais dans un de mes articles, j’ai dû m’éloigner du parlement quelque temps pour des raisons de santé.
Mes équipes et moi-même allons faire le maximum pour défendre notre vision et de vous informer des actualités du Parlement européen.
Bien cordialement,