Le chancelier Olaf Scholz qui a succédé à Angela Merkel a publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung une longue tribune dont l’essentiel a été traduit dans le journal « Le Monde » du 23 juillet dernier. Ce texte, travaillé et construit, prétend exprimer l’engagement allemand pour l’Europe et le monde d’après l’invasion de l’Ukraine. Il a été complété par un discours remarqué, fin août, sur l’avenir de l’Europe, par des déclarations du Président du SPD, puis par une intervention voulue fondatrice de Mme Lambrecht, le 12 septembre, sur la nouvelle posture militaire de l’Allemagne. L’attention de tout parlementaire européen, notamment des membres de la sous-commission chargée de la Sécurité et de la Défense, devrait se porter sur ce texte, en raison de ce qu’il dit, de ce qu’il ne dit pas, et de quelques clarifications que la France doit apporter au discours allemand en construction.
D’abord, en raison du vide stratégique de la pensée allemande et européenne, plus encore de la pauvreté politique qui l’explique. L’Allemagne est pour le bien, et contre le mal ; c’est bon, mais un peu court… La confusion sévit dès les premières phrases. Le chancelier fait semblant de découvrir « le retour de l’impérialisme en Europe ». Que n’a-t-il ouvert les yeux sur les agissements américains, et sur le pouvoir inouï que l’Union offre aux GAFAM et aux multinationales ? Ou bien estime-t-il que la liberté est la marque déposée de US Inc. ? Le chancelier ironise sur l’idée que l’Allemagne n’aurait que des amis ; la réalité est que l’Union européenne a été le moyen pour l’Allemagne de réaliser par l’industrie et le commerce puis la monnaie ce qu’elle n’avait pu réaliser par la guerre, à une condition ; être le bon intendant des intérêts américains sur le continent.
Est-ce un hasard si le chancelier reste muet sur la grande manoeuvre américaine en Ukraine, qui a permis d’en finir avec Nordstream2, de priver l’industrie allemande d’énergie à bas prix, et aussi de la couper d’une base arrière qui commençait par la Biélorussie et les « Routes de la Soie » et pouvait donner une dangereuse consistance à l’Eurasie — dangereuse pour la colonisation américaine de l’Europe ? L’impérialisme allemand est une réalité, comme la Serbie, la Grèce, aujourd’hui l’Italie l’ont éprouvé — rappelons que l’euro a été le moyen de détruire une industrie italienne conquérante, sur les bases de dévaluations compétitives régulières qui convenaient très bien à l’économie italienne et à son modèle social, mais contrevenaient à l’obscurantisme monétaire allemand. N’oublions jamais ; de quoi les Allemands peuvent-ils se prévaloir, sinon du deutsche mark devenu l’euro ?
Ensuite, parce que le long texte du chancelier comme les autres discours des membres de la coalition au pouvoir témoignent de la radicale incapacité allemande à apprendre, à reconnaître ses erreurs, et à corriger la route. La prétention moralisatrice éclate à chaque tournure, et plus encore l’incapacité à remettre en question les choix désastreux de Mme Merkel, et son nazisme inversé — de l’ouverture à l’immigration au refus du nucléaire, abaisser l’Europe pour faire pardonner l’Allemagne. Non seulement l’abandon du nucléaire est une faute qui pénalise fortement l’industrie allemande, mais le recours irraisonné aux soi-disant « renouvelables », ou prétendues « énergies vertes », demande une transformation coûteuse des réseaux de transport d’électricité dans toute l’Union européenne, et sème le désordre dans un marché européen de l’énergie qui produit des résultats absurdes — EDF étant contraint de vendre à ses concurrents de l’électricité à des prix inférieurs à ses prix de vente en France, ou encore, étant obligé d’acheter de l’électricité à ses voisins alors que la France n’en a pas besoin !
Que l’Allemagne paie le prix de son absurde « energiewiende », que les Allemands aient froid l’hiver prochain, peu de Français s’en plaindront. Mais que les Français doivent payer pour les folies allemandes, l’intégrisme des Verts et l’entêtement à poursuivre une voie qui conduit tout droit au sous-développement, quel gouvernement pourrait l’accepter, sauf à dépendre d’une idéologie européenne aveugle aux réalités ? L’Europe de l’énergie est un échec dont la plus grande part est de la responsabilité de l’Allemagne, y compris par le poids des Verts au Parlement européen. Elle doit en payer le prix. Une France consciente de son intérêt géopolitique à long terme doit s’y employer.
Elle le doit d’autant plus que dans le dernier discours du chancelier comme dans les déclarations de ses ministres, la France n’est pas citée une seule fois. Qui parle de l’amitié franco-allemande ? Certainement pas l’Allemagne, qui sabote les programmes militaires les uns après les autres, fait entrer un fournisseur extraeuropéen, Israël, dans la défense européenne en lui achetant un système de défense anti-missiles, alors même qu’un programme franco-allemand était en chantier… Il serait bon que les gouvernants français en finissent avec l’illusion d’une préférence allemande pour la France que tout dément, depuis le sabotage de l’Union pour la Méditerranée jusqu’au coûteux naufrage des projets d’avions de combat et de char franco-allemand. Il serait encore meilleur qu’ils mesurent l’aveuglement allemand qui a longtemps fait croire à l’intensification possible des échanges avec la Russie et la Chine sans que la tutelle américaine s’en émeuve, et à une suprématie exorbitante dans le commerce, sans puissance militaire et politique équivalente. L’histoire de l’Angleterre comme celle des États-Unis est là pour le rappeler ; pas de puissance marchande durable sans suprématie militaire et navale.
Le plus important, et le plus inquiétant, est pourtant ailleurs. De manière explicite et appuyée, le chancelier récuse les principes d’égalité entre les Nations, de respect des souverainetés et des identités constitutionnelles qui ont fondé la paix en Europe et qui ont présidé au traité de Rome. Le chancelier met en cause le principe des votes à l’unanimité au Conseil, et entend sacrifier ce qui reste de souveraineté aux petits pays européens au nom de l’efficacité — ceux qui savent à quels errements le culte de l’efficacité conduit le management dans les sociétés privées devraient s’inquiéter de voir le même culte devenir la loi des décisions politiques dans l’Union européenne !
Avec la complicité d’une France réduite à mendier la bienveillance allemande envers ses déficits et sa dette, il voit dans l’ouverture d’un processus d’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie voire de la Géorgie, ainsi que des six pays des Balkans, la promesse d’un nouveau cours de l’Europe. En d’autres termes, l’Union antichambre de l’OTAN ! Une Union déportée à l’Est, donnant à l’Allemagne toute la profondeur dont elle a besoin pour dominer l’Union ; la revendication d’une plus forte représentation de l’Allemagne au Parlement annonce la couleur. La France joue en seconde division ; merci au chancelier de nous le dire aussi franchement, et à Mme Lambrecht d’oser affirmer que « la taille de l’Allemagne en fait une puissance de premier plan ! »
L’Union dessinée par le chancelier est l’Union allemande d’une Europe allemande. Nous y voyons clairement la fin de l’Union. Nous y voyons l’abandon de la seule ambition politique véritable pour l’Union, qui consistait à refuser tout élargissement avant que l’ordre ne soit revenu dans la maison — avant que les institutions européennes n’aient renoué avec les principes de démocratie et de subsidiarité qui pouvaient leur rendre une légitimité sans cesse dégradée. N’était-ce pas la position raisonnée et fondée de la France ?
Quel symbole que l’abandon de toutes les conditions préalables à l’ouverture d’une procédure d’admission, notamment en ce qui concerne la corruption et le traitement des minorités, mais aussi le niveau de vie économique — mais il est vrai que, lorsqu’il s’agit de l’Ukraine et de M. Zelensky, la réalité ne compte plus, la comédie l’emporte ! Une Union qui ne parvient pas à rétablir l’entente avec la Hongrie et la Pologne peut-elle imaginer gérer ses relations avec l’Ukraine ou la Géorgie ? Nous y voyons plus encore la poursuite d’une fuite en avant de l’Allemagne dans un monde où le droit, la norme et la règle décident de tout et de tous ! Le chancelier souscrit ici à la grande escroquerie intellectuelle perpétrée par un Jurgen Habermas et qu’il faut rappeler ; comme l’Allemagne a été capable du pire, et qu’elle a vu le mal en face, elle est prédestinée à en protéger ses voisins et l’Europe.
Avoir choisi le nazisme prédestine l’Allemagne à fixer les règles du jeu pour tous. Cette version germanisée de la « destinée manifeste » américaine recycle le nazisme comme bain d’acide qui aurait purifié le peuple allemand de ses fautes, mais surtout de ses penchants historiques ; du pire serait né le meilleur. La manipulation est grossière, mais elle a marché. La vertu allemande dégouline des discours et des postures, et/ou est la France de Richelieu pour la réduire à la tutelle qu’elle mérite ?
Ce faisant, le chancelier allemand en dit bien peu sur la position de l’Allemagne vis-à-vis de l’indépendance de l’Europe. Pas un mot sur l’écart stratégique entre un pays qui voit dans l’OTAN son accès à la sécurité, et une France dotée de la force de dissuasion et d’une armée complète. Pas un mot sur le devoir d’invention politique permettant de sortir d’une Union vouée au « tout marché » et à une ouverture qui sape son unité, sa volonté d’être, et cette civilisation qui a été son moteur. Pas un mot sur le rééquilibrage des institutions européennes, qui ne pourront renforcer leur mission stratégique qu’en redonnant de l’air aux Nations sur tous les sujets qui ne relèvent pas de l’indépendance européenne — de leur tenue des frontières aux lois sur les mœurs ou la justice. Encore moins de vision sur la place de l’Europe dans un monde annoncé multipolaire, mais qui se dessine bipolaire — entre États-Unis et Chine, l’Europe est-elle condamnée à disparaître, ou à devenir la colonie de sa colonie ?
Face à l’inconsistance allemande, la France doit élever le ton. Par son histoire, par sa puissance, par ce qui lui reste d’unité nationale, elle est seule à pouvoir faire ce que la Grande-Bretagne a choisi de faire autrement — take back control ! Dire que l’Union européenne n’a rien à gagner à se laisser enfermer par ses alliés américains dans un face-à-face contre la Chine et la Russie ou l’Iran — les ennemis de nos amis ne sont pas nécessairement nos ennemis. Dire que la BCE doit être ramenée à son mandat, et à lui seul, qui ne fait pas d’elle le gouvernement économique de l’Europe. Dire surtout qu’une Europe allemande serait moins que l’Europe, faut-il rappeler les précédents catastrophiques de toute prééminence allemande européenne depuis Bismarck ?
Face au retour avéré du germanisme, le devoir de la politique française est de rompre une prétendue amitié qui s’arrête à la complaisance à nos déficits publics, et de faire l’Europe contre l’Allemagne. Et dire enfin que l’union franco-allemande se mesure aux actes, pas aux discours — au fait, l’Allemagne, combien de Rafales ?
Hervé Juvin
1 commentaire
GILLES COLCOMBET · 14 octobre 2022 à 15 h 19 min
Tout ceci est exact mais il faut que le peuple française reprenne son destin en main par une motion de censure