Le mois d’août, relâche pour le Parlement européen. Les députés sont en vacances. Ou ils cultivent leur circonscription. Ma circonscription, c’est la France. Mon champ de travail, c’est l’Europe. J’ai décidé de consacrer ce mois d’août à la rencontre de cette Europe des marges, des confins, et des risques. Combien de Français savent dire qui, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine ou du Montenegro, est en Europe ? Et qui peut retracer le rôle des Bogomiles, ces chrétiens qui choisiront d’être dissidents de l’orthodoxie pour finir par se rallier à l’Islam et devenir ces « Musulmans européens » de Bosnie, d’Albanie et d’ailleurs, clé de la complexité des Balkans et de l’incompréhension européenne (1) ?

Paris-Ulm

La plus haute flèche d’Europe, 191 mètres, se dresse au-dessus du quartier des Pêcheurs où je retrouve la fièvre touristique de la Petite France à Strasbourg. Calme et sérénité allemande. Sûreté de soi. Qualité des travaux de restauration aussi. Mais quelle âme bat derrière la façade ? Je suis en Europe, c’est sûr. Mais dans quelle Europe ?  

Ulm-Sopron

Première entrée en Hongrie. Découverte d’une ville qui semble avoir fait la paix avec l’histoire – et pourtant, quelle histoire, au cœur de l’empire austro-hongrois et de ses déchirements ! Quelle histoire, qui vaut à Sopron d’accueillir bientôt maints dirigeants européens pour cette commémoration ; c’est à Sopron que le « rideau de fer » hongrois s’est ouvert pour laisser passer des milliers de Hongrois en Autriche ! Autre découverte ; nous sommes en Europe, il n’y a que des Européens à Sopron ! Est-il encore possible de le dire, de le penser, et de s’en réjouir ? La ville est propre, elle est belle, elle est sûre, elle est préservée des Starbucks, des McDo, etc. Combien de temps survivra-t-elle à sa mise en exploitation touristique qui déjà se dessine, de restaurations voyantes en invention de « spécialités » locales ?

Sopron-Novi Sad

Gardienne de l’Europe contre les Turcs, la forteresse domine le Danube et fait face à l’Université. L’accueil des autorités locales est chaleureux, malgré la complicité de la France dans les bombardements de l’OTAN — pendant 80 jours, de la plus puissante coalition mondiale contre un pays de 10 millions d’habitants… Mais attention dès que les noms de Banja Luka (BiH), de Mostar (BiH), du Kosovo sont prononcés ! Nous parlons de coopération économique, de programmes d’investissement et de stages au Parlement. Mais je constate une fois de plus à quel point les questions d’identité, les plaies ouvertes de l’histoire et de la mémoire commandent le présent (2). Tous ont eu des parents, des amis, blessés ou tués au cours de la guerre civile. Je ne prendrai pas la défense de Milošević, de Karadžić, etc.

Pas plus que je ne me prononcerai sur la politique du Président serbe, Vučić, ou de son homologue en Republika Sprska, Milorad Dodik (j’ai noté les réserves de Bernard Bajolet à son égard). Mais comment ne pas constater qu’ici encore, l’histoire est écrite par les vainqueurs ? Comment ne pas entendre ce professeur d’université raconter en détail comment la corruption américaine sévit dans les universités, dans la justice, dans la fonction publique, pour détruire la conscience nationale serbe et substituer à toutes les références nationales la conformité à l’ordre américain ? Et d’expliquer comment c’est autour de M. Soros junior que majorité et opposition serbe se sont réunies pour mettre fin aux manifestations d’avril-mai 2019? Ce n’est pas à Bruxelles que se joue l’Europe, c’est à Washington – ou dans ce « deep state » démocrate qui n’a pas renoncé à détruire tout ce qui ne lui est pas soumis – la Grèce en sait quelque chose !

Sofia

Surprise ; je dois réapprendre mon alphabet cyrillique. Très peu de caractères latins, encore moins d’anglais. On respire ! Quelques terrasses de restaurants, quelques bars croient se distinguer en diffusant la soupe américaine, ils sont rares. Et, comme en Hongrie, le drapeau européen et les panneaux aux couleurs de l’Union européenne n’ont pas envahi l’espace public et caché le drapeau national et les couleurs nationales. Que veut dire « être Bulgare » aujourd’hui ? L’Union européenne répond ; trouver un stage au Parlement, un job en Allemagne ou en Autriche. Est-ce une réponse digne, et une réponse durable ?

À Sofia aussi, je ne rencontre que des Européens. Des Bulgares, s’entend. Qui me font valoir l’ancienneté de leurs titres de défenseurs de l’Europe. Contre… devinez qui ? Pour mes interlocuteurs, depuis la Hongrie, être Européen, c’est être contre l’Islam. Leurs titres d’Européens, ils les ont gagnés contre l’Empire turc d’abord, contre les Soviets ensuite. Je les entends, sans juger. Je constate qu’un Français, après l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la grande « politique arabe » du passé, est bien loin de leur mémoire et de leurs certitudes. J’ai peur que nous ne sachions même plus les entendre. Que savons-nous d’eux, à l’Ouest, campés dans nos récentes certitudes ? 

Thessalonique

La Grèce comme on ne l’attend pas. Industrielle, laborieuse. Belle, avec éclat. Et riche. Dans la première échoppe, un T shirt affiche « Greek crisis. No job, no money, no problem ». Caricature, sûrement. Façade de richesse, les quelques rues qui entourent la place Aristote, dans un pays qui a souffert. Mais le sentiment éprouvé à Thessalonique, comme à Larissa, vers la Turquie, comme à Kavala, comme à Sopros, au pied du Mont Olympe, n’a rien à voir avec les descriptions apocalyptiques lues avant le départ. Moins de mendiants qu’à Paris. Moins de commerces fermés dans les villages, moins de maisons abandonnées et de zones à l’abandon qu’en France. Des restaurants de village bien remplis, même l’écart des plages. Pas question de porter un jugement sur les exigences européennes face à la Grèce, ni sur le gouvernement de M. Tsipras, les accusations de M. Varoufakis, les efforts de M. Mitsotakis. D’autant qu’une chose est claire ; l’aide européenne aura au moins permis aux Grecs de continuer à acheter massivement des voitures allemandes… Mais rien de ce que je vois ne justifie certains jugements à l’égard de la Grèce et des effets des accords avec l’Union européenne et le FMI. Tout ce qui est excessif est insignifiant ; il faudra s’en souvenir.

L’Albanie

Des pierres, des lacs, et Tirana. Ce fut la capitale du pays le plus fermé du monde, c’est un nouvel eldorado touristique annoncé. Un cimetière de voitures accidentées aussi, et, parfois, de conducteurs ; au long des routes, des dizaines de stèles sont érigées en souvenir… La splendeur des paysages méditerranéens, secs et nerveux, prépare mal à la surprise de Tirana. Les paquets de cigarettes s’y vendent 2 euros — 2 euros ! Une foule paisible, décontractée, prend le frais au bord du lac artificiel où je vais courir. Les shorts et les voiles se mêlent. La nuit est trépidante, sillonnée de grosses cylindrées allemandes, les terrasses ne désemplissent pas avant les petites heures du matin, les cocktails s’alignent et les minarets restent muets… Argent, alcool, Islam… et filles. Est-ce l’Europe ? Il y a du Beyrouth là-dedans, pour le meilleur ou le pire. Qui saurait dire ce que l’Union fera de l’Albanie, ou ce que l’Albanie fera de l’Union ? Ceux qui plaident pour l’intégration de l’Albanie, du Montenegro voire du Kosovo, savent-ils de quoi ils parlent ?

Montenegro

Une fois de plus, surprise ; ce n’est pas l’Union européenne, mais l’euro est partout. Rien d’étonnant ; le Montenegro a choisi d’adopter l’euro comme monnaie nationale, tout en étant hors de l’Union. Comprenne qui pourra — les Européens qui par dizaines de milliers, affluent dans les fjords, les plus extraordinaires du sud, ne s’en plaignent pas. Les commerçants de Kotor encore moins qui pratiquent des prix… européens, et qui font tourner une économie qui s’affiche florissante, côté face portée par l’afflux d’argent du nord ; côté pile par une situation qui permet tous les commerces – le Président, qui posséderait un palais sur les bouches de Kotor, serait l’un des dirigeants les plus riches du monde, des Balkans en tous cas, avec pas moins de… 10 milliards de dollars de fortune personnelle ! Pas mal, pour un pays de 700 000 habitants qui, c’est vrai, invente des villages de pêcheurs pour attirer les investisseurs, et vend les cigarettes quelques dollars les cent… L’hôtelier qui me rapporte la rumeur en a les yeux qui brillent. Les élus au Parlement européen soumis aux formulaires inquisitoriaux des déclarations de patrimoine apprécieront.

Bosnie-Herzégovine

Les vieilles Fiat ou les petites Dacia remplacent les Mercedes, des maisons en ruines demeurent, témoignage de la guerre civile, le drapeau de la Republika Srpska est partout. Dans la petite ville de Trebinje, deux mosquées se côtoient, mais les hommes et les femmes que je rencontre sur la place du marché portent tous la croix, bien visible. Comme dans la campagne albanaise, comme plus tard en Croatie, la personnalité nationale est sensible, prenante, dense. Et l’unité, affichée. La visite de Banja Luka sera pour plus tard, mais la traversée du pays, du sud au nord en passant par Mostar suffit à le redire ; comme en Macédoine, comme en Albanie, comme en Serbie, ici l’histoire brûle encore, et rien n’est écrit de ce que seront les Balkans dans les dix ans à venir.

La plaisanterie banale qui veut qu’une étincelle et 10 000 dollars suffisent à ranimer la guerre dans la région m’apparaît de plus en plus juste – et chacun voit bien qui peut avoir intérêt à planter cette écharde dans le talon de l’Europe… Couper les Routes de la Soie, placer le discours d’ouverture béate face aux réalités des conflits avec l’Islam, faire éclater l’impuissance opérationnelle de l’Union face à des crises intérieures… rien de machiavélique, juste une politique de puissance bien conduite. Qui s’y prépare, qui l’anticipe, qui la contre au sein de l’Union — une Union qui a vu l’héritière désignée de Mme Merkel, « AKK », réserver sa première visite officielle au secrétaire général de l’OTAN ?           

Ce devait être le Kosovo. Mais j’ai été prévenu ; une fois entré, pas question de ressortir du côté serbe ! Les Serbes, eux, se voient tout simplement interdire l’accès à une région qui fait toujours partie de leur pays — même si les États-Unis en ont décidé autrement, et veulent imposer à l’Union européenne la reconnaissance d’un Etat dont le premier ministre (qui a démissionné depuis) et à peu près tous les dirigeants sont inculpés de crimes contre l’humanité (pour des motifs qui vont du trafic d’organes à l’exécution en masse de civils désarmés). Moins de cent pays reconnaissent l’indépendance du Kosovo — dont les pays de l’Union, une fois de plus aux ordres. Je voulais constater la présence de milliers de djihadistes, dûment rapatriés de Syrie ou d’Irak au Kosovo — pour y faire quoi au juste ? – et aussi la présence militaire américaine, qui dicte sa loi à un État fantoche… Ce sera pour une autre fois.

Croatie, donc

Je retrouve la splendeur des côtes dalmates et Adriatique, et plus encore la foule estivale. À Split, même le palais de Dioclétien disparaît derrière les enseignes, les terrasses, les parasols, et les ruines romaines sont le prétexte à une exploitation marchande qui n’épargne pas un m2. C’est l’Union européenne, sans l’euro, mais avec une dynamique évidente ; tout est à vendre, chaque plage, chaque pan de mur, chaque rayon de soleil — sans parler de commerces nocturnes qui voudraient ressembler à Ibiza. C’est l’Union européenne, des vestiges sans mémoire, une histoire sans couleur et sans drapeau, et, de nouveau, un euro qui envahit tout, même si la Croatie garde officiellement sa monnaie. C’est l’industrie du tourisme, qui se nourrit sans vergogne d’un patrimoine effectivement remarquable – mais que le culturel détruit la culture ! C’est Prague, Barcelone, Venise, et toutes ces villes où l’insurrection couve contre l’invasion touristique, une autre invasion tout aussi dommageable que toute autre. En même temps, c’est autre chose qu’une Allemagne en récession, qu’une France qui se déchire. Cette Europe-là va de l’avant, n’a pas de doute, avance.

J’avais un principe ; ne jamais, jamais parler de pays dans lesquels je ne suis pas allé. Ce principe me va à ravir, il sort renforcé de ce voyage. Je l’avais déjà éprouvé dans cette Afrique que les discours confondent dans une unité factice, alors que la Zambie, le Malawi, la Namibie, le Mozambique ou l’Afrique du Sud, sans parler du Zimbabwe, et pour ne parler que de l’Afrique australe, ont tant de personnalités, si différentes et parfois si contrastées ! L’Europe est diverse ; toute tentative pour l’uniformiser la détruire sans l’unir. Je confirme mon intuition de toujours, et j’émets une proposition ; nul ne devrait parler de l’Union européenne sans avoir traversé au moins une quinzaine des pays qui la composent.

Je dis bien  traverser. Car rien de commun dans l’apprentissage d’une côte depuis la passerelle d’un ferry qui va accoster, dans la découverte d’une région par la route qui traverse des villages, qui ménage des haltes sur un marché, au bord d’un lac, et devient autoroute flambant neuve pour plonger vers la capitale, avec ces aller-retour de week-end en « low cost » qui ne relient plus que l’archipel cosmopolite de villes devenues les mêmes — de villes que leur exploitation rend identiques et vides. Trois semaines, sept mille kilomètres, le chatoiement de la diversité européenne en mémoire, la présence lancinante des vraies raisons de vivre et de mourir des hommes, qui sont dynastiques et identitaires ; comment ne pas finir en citant Nicolas Bouvier, le Suisse ami des voyageurs, et son regard toujours étonné, toujours émerveillé, sur les choses neuves du monde et de la vie, quand « ta vie t’accompagnait comme un essaim d’abeilles, et tu payais sans marchander le prix exorbitant de la beauté » ?

Hervé Juvin    

1 — Lire la clairvoyante explication de Bernard Bajolet, in « Le Soleil ne se lève plus à l’Est », Grasset, 2019

2 — Sur ce sujet, lire le merveilleux récit serbe ; «  Le livre de Miloutine », Danko Popovic, Un infini cercle Bleu, 1986

3 — “Le dehors et le dedans ”, in “Ulysse ”, Nicolas Bouvier, Œuvres, P. 838, Quarto Gallimard, 2004 


4 commentaires

BELON · 9 septembre 2019 à 22 h 19 min

Il m’a fallu une vie pour parcourir tous ces pays – à l’exception toutefois de la Bulgarie lointaine – ces pays dont vous nous parlez si justement, mais si brièvement. Pourtant la brièveté même de votre « compte-rendu » souligne plus encore leur unité, l’unité européenne, notre unité.
L’une de vos premières étapes, la Hongrie dans sa partie austro-hongroise, coïncide avec ce qui fut ma dernière étape européenne – jusqu’à la prochaine… Merveilleux exemple que ce pays dont la langue nous est si étrangère que je n’en comprenais pas un traître mot, et pourtant j’y avais l’impression d’être chez moi, ou en visite chez des cousins un peu oubliés, au long de ces deux mois que j’y passais pas trop loin du Danube, pas trop loin de Budapest, pas trop loi de Sopron précisément.
Merci de m’avoir fait rêver quelques instants et de m’avoir rappelé tant de souvenirs forts. Et merci aussi d’avoir identifié l’adversaire et d’avoir osé le nommer.

paternot · 10 septembre 2019 à 8 h 38 min

vous féliciter pour cet article!
je note à ce propos que l’allemagne a reconnu la croatie tout au début de la guerre civile yougoslave et été en première ligne pour sévir contre la serbie; idem avec l’ukraine et la grèce
je me souviens que la croatie et l’ukraine ont collaboré ardemment avec les nazis
je me souviens que la grèce et la serbie ont ardemment lutté contre les nazis !

Marko · 16 octobre 2019 à 22 h 37 min

Merci pour ce passionnant article et toutes vos interventions par ailleurs . Franco-slovène, je connais bien cette Europe centrale et de l’Est pour l’avoir parcourue si souvent. Vous en parlez bien. L’avenir de l’Europe, notre Europe se jouera là-bas, c’est certain. Que ne vous ai-je pas rencontré à Sopron ce mois d’août, où j’ai également fait étape dans mes pérégrinations avec ma petite famille ?
Bien cordialement

L'Europe réelle contre les robots. - Le Salon Beige · 9 septembre 2019 à 20 h 51 min

[…] en ressort ce compte-rendu bref et passionnant, que nous vous invitons à découvrir sans […]

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